• Star Trek into darkness, de J.J. Abrams (USA, 2013)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Jeudi soir, à 20h, et à nouveau lundi soir, à 21h

Avec qui ?

MonFrère, puis MaBinôme

Et alors ?

L’affirmation faisant de J.J. Abrams le successeur de Steven Spielberg, comme virtuose de l’entertainment et du film d’aventures à grand spectacle, est tellement martelée à tout bout de champ qu’elle devrait à force se vider de son sens – si les films n’étaient pas là pour apporter une preuve rayonnante de la réalité de cette filiation. Au génial Super 8 (d’ailleurs produit de manière active par Spielberg) succède ce tout aussi génial Star Trek into darkness, que j’aime d’autant plus follement qu’il corrige l’une des rares sorties de route de la carrière d’Abrams. Son premier Star Trek m’avait déçu par sa reddition sans conditions au simplisme hollywoodien en matière de personnages, compartimentés entre bons, méchants et bouffons, et de dynamique dramatique, soumise à un manichéisme impérieux. L’extraordinaire entrée en matière du film était l’unique élément à m’avoir alors véritablement emballé. Bonne nouvelle : c’est aussi la seule chose dont Abrams et son équipe (la même que pour Super 8) ont gardé à l’esprit à l’heure de se lancer dans la suite, surprenant second départ plutôt que capitalisation désinvolte sur les acquis de l’entrée en matière.

Il n’y a qu’un point du scénario de Star Trek into darkness qui soit directement rattaché aux événements de son prédécesseur – et encore, sous la forme d’un clin d’œil. Pour son deuxième film en compagnie de Kirk, Spock & Co., Abrams convoque comme méchant celui-là même qui officiait dans le deuxième long-métrage de la fournée d’origine, La colère de Khan. Ce qui donne l’occasion au Spock de maintenant (Zachary Quinto) et au Spock de toujours (Leonard Nimoy), qui évoluent dans deux lignes temporelles parallèles depuis un décollement survenu dans le reboot d’Abrams, d’échanger à propos de cet ennemi que l’un va affronter et que l’autre a vaincu. Sophistiqué et infime à la fois, ce détail illustre la folie qui règne dans l’esprit du cinéaste et se transmet telle quelle, en équilibre instable, dans ses créations. Abrams érige une infinité de mondes précaires, en danger de désintégration alors qu’ils sont à peine fondés, sur une infinité de têtes d’épingles ; et transforme en atout maître l’impératif d’avoir à sauter de l’un à l’autre avant leur effondrement. Dans son état parachevé, que l’on peut considérer atteint dans ce Star Trek into darkness, le cinéma d’Abrams n’est plus que mouvement, perpétuel car relancé sans cesse par des impulsions à l’intensité et à la direction de poussée imprévisibles.

Ce rattachement du cinéma à la mécanique des corps (vitesse, orientation, collisions, déséquilibres) est un des liens forts qui courent de Spielberg à Abrams. Ce dernier en fait un parfait usage dans ses scènes d’action, de la séquence introductive – qui cite directement et indirectement les Indiana Jones – aux morceaux de bravoure qui s’enchaînent par la suite : traversée en simple combinaison spatiale d’un champ de débris, course à travers l’USS Enterprise pour en rallumer le réacteur, poursuite finale avec obligation de ne pas tuer Khan… Ces péripéties vivent par et pour l’histoire plutôt qu’au crochet des effets spéciaux, évidemment impressionnants mais cantonnés à leur fonction de support visuel d’idées fécondes à des fins narratives – un personnage téléporté contre son gré, un vaisseau qui se fait bousculer hors de son tunnel de vitesse-lumière. Des idées, petites ou grandes, le scénario en regorge car la physique du mouvement permanent et complexe façon Abrams y est également à la manœuvre. Le récit devient un incroyable réseau de ramifications en tous genres, embranchements, revirements, ruptures, où aucun état, aucune alliance n’est immuable. Où aucun personnage secondaire n’est inutile, comme cela pouvait être le cas dans le premier volet ; chacun a son moment de gloire, qui lui offrent ses lettres de noblesse rendant incontestable sa participation aux aventures à venir de l’Enterprise. Et où, enfin, rien n’est interdit au prétexte d’être trop insensé, pas assez raisonnable ou vraisemblable.

Voilà un autre pont entre Abrams et Spielberg ; dans le Star Trek into darkness du premier la résurrection d’un personnage s’y fait avec le même aplomb enfantin, intrépide et désarmant, que le remplacement des yeux du héros dans le Minority report du second. Ce choix de référence parmi la filmographie pléthorique de Spielberg n’est pas un hasard : en plus de courir tout le temps, acharnés et infatigables, Star Trek into darkness comme Minority report suivent la même ligne directrice d’une science-fiction qui se veut à hauteur d’homme à tous points de vue même si elle prend place dans un monde extraordinaire. Mettre l’humain avant tout, et faire de ce principe la clé de voûte de la cohérence de l’œuvre entre mise en scène et enjeux dramatiques, c’est la troisième et plus importante des connexions entre les deux réalisateurs. Les mécanismes hérités du feuilleton, foisonnement incessant et élan euphorique, sont ensuite les relais de cette énergie qui alimente le récit. Cette distribution des rôles a toujours été au cœur de l’art d’Abrams – Lost, Fringe, Cloverfield, Super 8 ne parlent que d’émotions humaines et d’interrogations éthiques, tout ce qui est accumulé autour étant là à des fins de spectacle accessoire et virtuose. Star Trek into darkness ne fait pas exception ; dès sa première scène, en apparence gratuite, le thème fondamental de son histoire émerge. Supprimer une vie, quelle qu’elle soit, a un coût très lourd et au contraire, sauver ou épargner une vie est toujours juste et profitable.

La suite du scénario n’aura de cesse d’apporter la démonstration de cette conviction, inébranlable comme peut l’être la « Directive Première » chère à Spock. Ce personnage à part, en raison de sa pureté morale et intellectuelle, force tous ceux qui interagissent avec lui à prendre en considération ses raisonnements et réfutations logiques. Ce qui nous ramène une fois de plus à… Spielberg, dont le récent portrait de Lincoln suit la même dynamique dialectique. Et comme Spielberg, Abrams a la superbe idée de se servir de son personnage comme d’un levier, pour altérer en bien la balance de son film tout entier – vers l’intérêt général plutôt que la satisfaction de quelques-uns, la justice et la sagesse plutôt que les pulsions et la brutalité. À partir de Spock se développe l’affirmation de l’importance majeure qu’ont nos décisions et nos actes, quand bien même globalement le monde échappe à notre contrôle (invitation à l’humilité qui se transmet à la mise en scène, où la volonté de coller au plus près des personnages prend le pas sur l’ampleur majestueuse du space opera). Star Trek into darkness forge ainsi une compression, en deux heures quinze – bien tassées, avec quelques forçages et coups de fouet pour que tout rentre – au lieu de quatre-vingt, de la matière de Lost. Cela concerne aussi bien des détails (la réparation du réacteur renvoie à la remise en route de toutes les machineries souterraines qui parsemaient l’Île) que des considérations fondamentales. Dans les deux cas, le refus du déterminisme moral est tout aussi vif ; il n’y a pas de camps du bien et du mal, mais des individualités aux intentions divergentes, traitées à égalité, qui les font s’allier ou s’opposer selon les circonstances changeantes.

Non seulement Abrams va ainsi à rebours de la tendance délétère dominante à Hollywood (la menace vient forcément de l’extérieur des frontières, car à l’intérieur règne un inébranlable front uni contre elle), après en avoir été un adepte dans son premier Star Trek, mais en plus il fait de son film un commentaire direct et engagé de la période sombre que nous traversons. Le récit de Star Trek into darkness intègre de manière transparente les politiques belliqueuses qui s’imposent de plus en plus fortement à nous dans la réalité. La première mission d’élimination de Khan convoque, pour mieux les récuser, les doctrines de la mort à distance sans engagement (par l’emploi de drones) et des exécutions hors de tout cadre légal (par l’envoi secret de commandos dans des territoires souverains) ; à l’autre bout du film, une réplique démultipliée des attentats du 11 septembre sert de socle à l’expression du contre-programme rêvé par Abrams. Le geste de revenir à la source du mal qui obscurcit notre jugement et rogne notre liberté depuis une décennie a une puissance symbolique inouïe, tout comme l’attitude du cinéaste à son égard. En s’appuyant sur une ellipse d’une audace folle, il reprend l’appel « Au nom des victimes » des mains de ceux qui l’ont dévoyé en justification guerrière qui nous tire vers nos bas instincts, pour en faire un encouragement à cultiver ce qu’il y a de meilleur en nous.

Le discours d’introduction classique des épisodes de Star Trek, sur l’Espace comme ultime frontière et son exploration comme but noble à poursuivre, est la matérialisation parfaite de cette aspiration. Il clôt le film et ouvre merveilleusement les horizons tant de la série que du public : pour pouvoir à nouveau partir à l’aventure, il ne tient qu’à nous de nous dégager des entraves avilissantes de la vengeance et de la haine. Les héros de Star Trek into darkness y sont parvenus, en empruntant un cheminement là encore à rebours de la marche usuelle des blockbusters, faite d’expansion agressive et inapaisable. À la fin de son premier acte le récit rompt avec cette logique. Il ose se figer, dans une guerre de position entre deux vaisseaux spatiaux, puis s’intérioriser, dans les entrailles d’un de ces vaisseaux en perdition ; et enfin revenir à son point de départ, là où se trouvaient depuis le départ les vrais maux à résoudre.

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