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- Snowpiercer, de Bong Joon-ho (Corée-USA-France, 2013)
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À Deauville, en première mondiale lors du Festival du film américain (même si le film n’a presque rien d’américain)
Quand ?
Début septembre
Avec qui ?
Un collègue d’Accreds
Et alors ?
Une nouvelle ère s’ouvre devant nous : celle du blockbuster mondialisé. Hollywood est à la manœuvre sur ce front, mais en ayant uniquement à l’esprit l’internationalisation du marché et du profit potentiel – voir la scène bonus d’Iron Man 3 à l’intention du seul public chinois, avec une actrice chinoise, possible préfiguration d’un futur fait de longs-métrages en kit, modulables selon les pays de destination. Mais la formation d’une autre Internationale est possible, en amont et non en aval d’un film, pour rassembler les talents et les fonds permettant sa réalisation. Cette année en accueille en salles deux brillants prototypes, le Cloud Atlas des Wachowski (et de Tom Twyker) et désormais le Snowpiercer de Bong Joon-ho, adapté d’une bande dessinée française, produit avec des fonds coréens, tourné essentiellement en langue anglaise. Conçues en dehors du système hollywoodien, ces deux œuvres aspirent crânement à rivaliser avec celui-ci. Elles lui ravissent des acteurs de renom pour les intégrer à leur distribution hétéroclite, elles visent au même divertissement de masse. Mais il n’est pas question pour leurs auteurs d’y sacrifier leur indépendance artistique, et afin que cela soit bien clair ils placent la liberté en évidence au milieu des éléments essentiels de leurs films : liberté narrative pour Cloud Atlas, liberté de ton pour Snowpiercer.
Ces films rebelles dans leur élaboration ont tous deux pour horizon la révolution, pure – ce qui ne veut pas dire belle – et sans concession. Ce n’est pas un hasard, mais de la cohérence dans les idées. Le monde à renverser dans Snowpiercer se résume à un train, lancé à pleine vitesse sur une Terre figée dans une nouvelle ère glaciaire. À bord, ce qu’il reste de l’humanité, avec les nantis jouissant des confortables voitures de tête et les misérables entassés à l’arrière comme dans un bidonville. Ce train, le Transperceneige du titre, c’est le Titanic à l’ère de la Matrice ; et le film, les trois volets de la trilogie des Wachowski condensés en un seul. Car Bong Joon-ho tourne le dos à toute forme de représentation vériste de son sujet et opte pour un traitement qui ne fait appel qu’au seul imaginaire. Le Transperceneige est aussi virtuel, au sens d’irréel, que l’est la Matrice. Il est donc à son tour une matrice, de tous les possibles, et de façon tout à fait naturelle puisqu’un train, c’est une succession de wagons cloisonnés et connectés entre eux par des portes. Des portes comme celles qui mènent à différents points de la Matrice depuis le couloir de service révélé dans Matrix Reloaded, ou comme celles faisant passer d’un niveau au suivant dans un jeu vidéo à la progression linéaire.
Plus que de tout autre Snowpiercer est proche de cet art du virtuel, qui a pris la relève du cinéma comme moteur de la réinvention de l’action et de l’aventure. Chaque porte du train ouvre sur un wagon abritant une proposition neuve : nouvelle architecture, nouveaux ennemis, nouvelles règles pour un nouveau défi. Ce qui est très puissant dans le film, et qu’il a d’ailleurs en commun avec plusieurs jeux récents et majeurs (Bioshock infinite par exemple), est le développement d’une conscience de son caractère « méta » et des répercussions que cela a sur l’histoire. La réflexion qui en découle, sur la structuration d’une société et le maintien de l’ordre en son sein, n’affaiblit en aucune façon la souveraine exigence de révolte qui anime les personnages et tire Snowpiercer vers l’avant du début à la fin. Au contraire l’une et l’autre s’articulent naturellement, tout comme les considérations méta du récit cohabitent sans mal avec le plaisir au premier degré que Bong prend – et nous procure – à pouvoir jouer sans limites avec les codes et les styles, les ruptures de ton et la manipulation de ses personnages-pions. Cette absolue liberté est un bien précieux pour un cinéaste, et Bong lui fait honneur avec ce film clamant son refus de transiger, d’édulcorer. Aucun personnage n’a de passe-droit le plaçant au-dessus des nécessités de l’intrigue ; aucun sujet, aucun acte n’est trop dérangeant pour être abordé ou montré. Blockbuster sauvage, Snowpiercer accueille tous les éclats, toutes les dissensions, toutes les difformités – parfois au sein d’une même scène, comme celle de la salle de classe qui saute en route de la bouffonnerie à l’horreur.
Chaque porte ouvre sur une proposition neuve : c’est vrai pour la forme autant que pour le fond des séquences qui se succèdent sans relâche. Leur unique dénominateur commun est le mouvement selon un seul axe, de l’arrière vers l’avant du train, contrainte imposée à la mise en scène par le principe de l’intrigue mais que Bong s’approprie avec brio, et qu’il transforme en atout explosif. Snowpiercer est un film en « 1D », tout en profondeur, dont l’énergie – et il en regorge – est concentrée sur cette unique dimension. L’instant où se déclenche le soulèvement des laissés pour compte entraîne le déchaînement de cette énergie. Ayant compris qu’il ne sert à rien de se mettre en travers de ce raz-de-marée, Bong l’accompagne comme un joueur se plie au diktat d’un scrolling latéral et infernal de jeu vidéo. Il adapte en conséquence sa réalisation, habituellement ample et fluide, ici toute en nerfs et en chocs ; et sa vision du monde, encore plus empreinte de nihilisme qu’à l’accoutumée. Ses films coréens (Memories of murder, The host, Mother) décrivaient une situation prérévolutionnaire, insoutenable mais où seules des initiatives individuelles – donc vouées à l’échec – tentaient de changer les choses. Snowpiercer lance l’insurrection définitive et la mène à son terme, aussi terrible soit-il. Car une révolution ne construit rien, elle brûle l’existant et remet tout à plat pour repartir de zéro.