• Cloud Atlas, de Lana & Andy Wachowski et Tom Tykwer (Allemagne, 2012)

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Où ?

Au MK2 Bibliothèque

Quand ?

Mardi soir, à 21h

Avec qui ?

MonFrère

Et alors ?

Révolutionnaires authentiques et indéfectibles depuis leurs débuts, sur tous les champs de bataille de l’intime au politique, les frères devenus frère et sœur Wachowski tracent un chemin de pensée et d’action cinématographique qui prend sans cesse plus de hauteur. Et qui, ce faisant, les éloigne inexorablement d’Hollywood, de plus en plus foyer du conservatisme et de la tutelle des masses par le divertissement. La débâcle commerciale du pourtant éclatant Speed racer a contraint les Wachowski à trouver ailleurs les fonds pour Cloud Atlas, faisant de celui-ci, avec son budget de blockbuster (cent millions de dollars), le film « indépendant » le plus cher de l’histoire. L’exil en Allemagne est le fruit de l’association avec Tom Tykwer, lui aussi emballé par le roman de David Mitchell et désireux de le porter à l’écran. À la manière d’un film à sketchs, Tykwer d’un côté et les Wachowski de l’autre se sont répartis équitablement les histoires qui constituent la trame de Cloud Atlas. Mais à la grande différence d’un film à sketchs, les six segments ne sont pas présentés à la chaîne, isolément ; ils sont entremêlés du premier au dernier instant, liés entre eux jusque dans leurs racines les plus fondamentales.

Après un tour de chauffe où l’on passe plusieurs minutes successives dans chaque espace-temps, le temps de se familiariser avec les protagonistes, c’est le plus souvent à l’échelle de l’atome du cinéma, le plan, que les transferts d’un récit à l’autre s’opéreront. Chaque coupe est à même de nous déplacer non pas simplement dans un autre axe de caméra, ou une autre pièce, mais dans une époque et sur un continent différents. Un voilier sur les mers du Pacifique en 1849, un manoir dans la campagne anglaise en 1936, la baie de San Francisco en 1973, Londres en 2012, Néo-Séoul en 2144, et un lieu indéterminé en 2321 sont les balises entre lesquelles Cloud Atlas n’a de cesse de nous faire basculer. Le montage, clé de voûte du cinéma, s’exprime ici sous sa forme la plus fluide : aucune des dizaines (centaines ?) de transitions n’est forcée ou fabriquée. Il règne dans la marche du film une harmonie permanente que rien ne vient fendiller, même l’espace d’un instant de faiblesse. Les six récits sont véritablement fondus en un, unique, de la même manière que la musique sortant de six instruments interprétant une partition commune se mêle dans une symphonie indivisible.

Cloud Atlas invente ainsi une symphonie de cinéma, à la musicalité parfaite et entière. L’œuvre possède une unité limpide et puissante, agrémentée de variations subtiles et florissantes. La communauté de destins entre les différents groupes de héros naît de liens tissés en profondeur et non bricolés après coup à la surface rationnelle des choses. Cloud Atlas est un film avec un subconscient, particulièrement riche de surcroît, et c’est là que naissent ces attaches si fortes. On trouve parmi celles-ci les jonctions de détail que sont les transitions évoquées plus haut[1], et d’autres s’inscrivant dans le registre des impressions, des émotions. La transmission délicate de chaque récit au suivant via une œuvre d’art en fait partie, ainsi que le fait qu’à aucun moment les six contes ne sont placés en rupture les uns par rapport aux autres, par défaut ou dans une logique de contrastes faciles. Tous sont portés par la même lame de fond, ce qui concourt de manière essentielle à rendre le film si cristallin et harmonieux dans sa progression faite de va-et-vient. À un instant donné, toutes ses parties se trouvent exactement dans le même état émotionnel, dès lors multiplié par six.

Cloud Atlas raconte une seule histoire, d’un asservissement et de son renversement. « Les frontières ne sont que des conventions, qui attendent d’être transcendées » : cette réplique du film en formule explicitement le credo, tenace et merveilleux. Encore plus merveilleuse est l’application de ce credo au film, de multiples façons. Cloud Atlas ne se laisse enfermer dans aucun des carcans traditionnels. De même que le montage outrepasse la contrainte de s’en tenir à un cadre spatial et temporel borné, les métamorphoses des acteurs principaux (tous excellents, au passage) d’une histoire à l’autre abolissent symboliquement les distinctions porteuses de discriminations que les humains se complaisent à ériger entre eux. Tous et toutes changeront au moins une fois de couleur de peau, de sexe, de dialecte ou d’espèce. Le corollaire naturel de ce principe est que les romances présentes au cœur des différents récits se développent sans se soucier des questions de couleur de peau, de sexe ou d’espèce. L’engagement progressiste viscéral du trio Wachowski-Tykwer, leur quête d’une émancipation absolue emportent tout sur leur passage dans ce domaine de l’intime comme dans celui de la communauté. Car c’est à tous les niveaux qu’il faut renverser l’ordre établi, soi-disant « naturel », quelle que soit la figure qu’il adopte.

Ce cri exhortant au soulèvement, à briser les chaînes de l’oppression, est le fil conducteur de la filmographie des Wachowski – dont le premier long-métrage ne s’appelait pas Bound pour rien. Ce qui ravit dans Cloud Atlas est que la mise en forme de cet appel y atteint sa pleine maturité, loin des tentatives défaillantes parce qu’encore maladroites qu’étaient Matrix revolutions ou V pour vendetta. La sincérité de toujours est dorénavant complétée par une cohérence renversante, qui hisse le film au rang d’utopie sublime et triomphante. Cloud Atlas unifie les magies du cinéma, de la révolution, de la physique quantique, montrant avec quelle évidence elles concordent dans leur aspiration à transcender la matière ; à nous affranchir des limites de la perception que nous en avons. Chacun de ces trois concepts porte en son sein la notion de changement d’état, et l’incapacité à prédire exactement ce qui en découlera. Appliquée à la conduite des six récits, cette idée superbe fait que l’on n’est jamais désarçonné par ce qui se passe, et néanmoins jamais en mesure de prédire ce que nous réserve la scène suivante. C’est savoureusement ludique, comme l’est également l’inscription de chaque conte dans un registre codifié et immédiatement identifiable – l’aventure sur les mers, un amour romantique et impossible, l’enquête révélant un complot, une évasion rocambolesque, la science-fiction alarmante, un monde post-apocalyptique. Certains sont comiques ou mineurs, d’autres tragiques ou imposants, et Cloud Atlas applique à tous une règle d’équité visant à faire s’exprimer pleinement les atouts de chacun. L’ambition des Wachowski et de Tykwer de faire du cinéma puissant ne les empêche pas d’offrir un divertissement réjouissant. La conjonction des deux crée un enchantement intégral.

[1] Exemple symbolique, répété à l’envi tout au cours du film : un personnage désigne une porte, ou invite à changer de pièce dans une histoire, et le montage nous transporte alors dans une autre histoire où d’autres protagonistes concluent ce geste en pénétrant dans un nouveau lieu

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