• Shotgun stories, de Jeff Nichols (USA, 2007)

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Où ?

A la maison, en DVD zone 2

Quand ?

Vendredi soir

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

En éditeur avisé, Potemkine a sorti le DVD de Shotgun stories juste avant l’arrivée en salles du deuxième long-métrage de Jeff Nichols, Take shelter. Il tire ainsi profit de la couverture médiatique conséquente (et élogieuse) de ce dernier pour accroître l’attention portée à Shotgun stories à un niveau plus proche de ce que le film mérite, mais serait incapable d’aller capter à lui seul. Au contraire de Take shelter et de ses visions sidérantes d’apocalypse, Shotgun stories n’a pas de moyens de séduction de façade. C’est une œuvre fragile, discrète et introvertie, qu’il est nécessaire d’apprivoiser avant de voir ses richesses se révéler dans toute leur beauté.

Le premier quart d’heure du film, magnifique, est le débarquement d’un nouveau cinéaste le plus frappant depuis longtemps. Trois frères apprennent la mort de leur père qui les a abandonnés, et se rendent à son enterrement, où l’aîné laisse jaillir de sa bouche toute la détestation qu’il ressent viscéralement à son encontre, devant ses fils nés d’un second mariage, qu’il a aimés et choyés cette fois. Nichols élève cet incident à la pleine hauteur de son potentiel tragique, immense, sans forcer le moins du monde. Ses effets sont simples, d’une puissance plus évocatrice que démonstrative. La « force tranquille » dont je parle dans ma critique de Take shelter est déjà à l’œuvre dès ce prologue, dans son cheminement narratif limpide – l’introduction des trois héros, Son, Boy et Kid, se fait en même temps que leur rassemblement dans un même lieu, ce qui fait qu’ils sont tous ensemble quand leur est notifié le décès – et dans l’acuité des visions qui le scandent. Nichols a un grand sens du cadre, de la lumière, grâce auquel il peut faire ressentir beaucoup au moyen d’une simple image, laissant les mots à l’écart. L’intensité qu’il donne de la sorte aux silences, qu’ils soient de recueillement ou de peine, est immense. Ce talent lui permet également de ne pas subir la modicité du budget de son film ; les scènes d’éclats de violence physique qu’il compose avec presque rien (un nombre minimum de plans, et de larges ellipses) ont une portée émotionnelle considérable.

L’esclandre commis par Son aux funérailles est l’événement déclencheur qui fait déborder la haine rentrée de chaque fratrie envers l’autre. Auparavant ils s’évitaient, désormais ils se confrontent physiquement. Mais le récit de vengeance furieuse attendu est sans cesse éludé dans Shotgun stories. Nichols a l’audace immense de se placer aux antipodes de ce cadre, pourtant l’une des choses les mieux partagées dans le cinéma américain depuis les fourgons entiers de navets décérébrés à d’authentiques grands films (Mystic river, pour citer le premier exemple me venant à l’esprit). D’une formidable intelligence, son scénario rejette tout recours à la notion – fondamentale dans le film de vengeance – de prédétermination des caractères au sein des protagonistes. Il n’existe pas ici de signes dérobés annonciateurs de qui seront les violents et les lâches, les dominants et les victimes, etc. Tous sont des êtres complexes et friables, habités d’aspirations nobles mais aussi de pulsions dormantes pouvant les faire dégoupiller soudainement au gré des circonstances. Bien plus que les tempéraments des hommes, c’est le hasard qui mène essentiellement la danse.

Cette vulnérabilité de l’être humain face aux forces qui l’entourent et qu’il ne maîtrise pas est un principe central du récit tragique, de l’Antiquité à nos jours. Shotgun stories le décline sous bien d’autres formes encore dans ce qu’il nous conte. Socialement, par le positionnement singulier attribué aux trois frères, à la lisière entre l’intégration et la marginalisation. Son, Boy et Kid ne manquent d’aucun des marqueurs manifestes de l’appartenance à la communauté – maison, voiture, emploi, vie de couple. Mais ceux-ci apparaissent toujours de manière parasitée, imparfaite, qui provoque le trouble. On ne sait jamais s’ils sont des insiders ou des outsiders¸et eux-mêmes ne sauraient le dire, en raison des malheurs qui les ont frappés dans leur jeunesse (le départ du père, la dérive vers la haine) et sont venus annuler le statut correct dans lequel ils étaient nés. La difficulté du rapport à son environnement, que l’on ne choisit pas et qu’il faut pourtant parvenir à dompter pour espérer avoir le contrôle de sa vie, est une épreuve qui ne s’applique par qu’aux trois héros, mais à tous les rôles du film. Nichols l’exprime par une manière de cadrer très particulière, qui donne plus de place à l’espace autour des personnages qu’à ces derniers. Lesquels semblent alors littéralement emprisonnés entre ciel et terre, évoluant dans un champ confiné qu’ils n’ont pas choisi et qu’il ne leur reste qu’à accommoder du mieux qu’ils peuvent.

Les deux fratries sont plus prisonnières du passé que les autres, car elles portent en plus le poids de l’animosité dont elles ont hérité. Shotgun stories joue une fois encore sur le terrain de la tragédie pure en restant à dessein flou sur l’essor de ce pourrissement, qui semble dès lors se perdre dans des temps immémoriaux et effacés, comme une malédiction surhumaine. Nichols nous emmène tellement loin dans le tragique et le symbolique, que lorsqu’au cours du dernier acte un des belligérants se décide à tenter de prendre véritablement son destin en main, ce n’est pas juste un engrenage de vengeance et de haine aveugles qu’il est en situation de briser, mais tous. La fin de la violence, voilà l’horizon de Shotgun stories. On ne sait ce qui est le plus vertigineux, que Nichols ait choisi de donner une telle visée à son film ou qu’il la mène effectivement à bien.

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