• Take shelter, de Jeff Nichols (USA, 2011)

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Où ?

Au Max Linder

Quand ?

Dimanche soir, à 21h30

Avec qui ?

MonFrère

Et alors ?

Premier événement de l’année 2012, Take shelter est une réminiscence de 2011 dont il a sillonné les festivals (Sundance, Cannes, Deauville) et dont il perpétue l’un des thèmes majeurs vus sur les écrans : l’angoisse de l’apocalypse, à l’échelle de la planète ou d’un groupe de personnes. Take shelter réduit les dimensions de la proposition au maximum, la restreignant à un seul individu. Curtis, père de famille modèle et employé sans histoires, est cet homme, à son corps défendant, quand il se retrouve la proie de cauchemars nocturnes et d’hallucinations diurnes semblant le mettre en garde contre l’arrivée prochaine d’une tornade cataclysmique. Est-il un schizophrène paranoïaque ou un prophète ? Ni Curtis ni le film lui-même ne le savent, le premier car il est l’objet de la tourmente, dont il ne peut s’extraire, et le second car il embrasse totalement le point de vue subjectif de son personnage principal. A aucun moment nous, spectateurs, ne saisissons, ne voyons autre chose que Curtis. Comme lui, nous sommes prisonniers de ses sens. Le climax du récit tirera d’ailleurs sa – très grande – force de ce principe premier et évident : nos actes et nos choix sont dictés par ce que l’on perçoit, et parvenir à aller à leur encontre exige un effort surhumain (au sens propre, presque).

Take shelter n’est pas un film fantastique ou horrifique commun, car Jeff Nichols accorde sa mise en scène sur la composante intimement dramatique du scénario et non sur sa part spectaculaire. La hauteur à laquelle il place son regard est celle des hommes, pas des événements monumentaux qu’ils subissent. A l’instar d’un Shyamalan, il reprend le flambeau de ce classicisme limpide ancré de longue date dans le cinéma américain, dont les tenants les plus illustres (de Ford à Eastwood) ont tiré des œuvres simplement magnifiques sur des êtres, des communautés, des sentiments. Nichols filme ce qu’il advient dans la vie de Curtis sur un ton égal et captivant, reposant en toutes circonstances sur une même implication (intense), une même distance (rapprochée mais pudique), un même rythme (suffisamment posé pour que les conséquences des actions qui nous sont montrées affleurent à leur suite à l’écran). La force tranquille du cinéaste est à l’œuvre dans la description du quotidien d’une famille modèle de la middleclass – le travail et les loisirs, l’argent qui rentre et l’argent qui sort –, autant que lorsqu’il considère l’expression et les échanges d’émotions, toujours sous forme tacite, étouffée, mais que la caméra capte et révèle, presque à l’insu des personnages. Et puis, bien sûr, dans la retranscription frontale des visions dantesques qui s’imposent à Curtis, érodent son jugement et sa capacité à fonctionner au milieu des autres, comme les autres – or c’est cela, la folie : ne plus être assez comme tout le monde.

Ces trois niveaux d’être au monde, la surface tangible du quotidien et les couches plus profondes et plus meubles des émotions et des impressions, Nichols a l’ambition formidable de les explorer de concert, sur un même pied d’égalité. L’exécution de cette gageure est diversement accomplie selon les parties, ce qui fait à mes yeux de Take shelter un presque grand film, et non un chef d’œuvre. L’observation de la vie sociale de Curtis et son épouse Samantha est d’une grande justesse, et dessine le portrait sensible d’une certaine Amérique qui a reçu tout ce qu’elle possède (un style de vie à la fois rural et ouvrier, un certain confort matériel, une foi chrétienne irrécusable) en héritage, et vit dès lors dans la hantise d’être la première génération à ne pas parvenir à le préserver en l’état et à le transmettre à son tour. Toutefois les différentes pistes ouvertes par Nichols sur ces thèmes de l’argent, de la religion, de la peur du déclassement restent toutes au final en suspens, laissant un goût d’inabouti à la mesure des attentes générées. Une autre gêne mineure a trait à l’emploi dans les séquences de cauchemars d’effets numériques, parfois à la limite d’être plus m’as-tu-vu que réellement légitimes. Nichols se laisse un petit peu déborder par ce nouvel outil à sa disposition, alors qu’il fait preuve d’une maîtrise formelle totale pour les moments de déséquilibre intervenant en plein jour. Take shelter réaffirme la place de l’élémentaire champ/contrechamp comme effet spécial insurpassable, qui permet de juxtaposer à l’équilibre les deux niveaux de réalité – celui que Curtis ressent, et celui qu’il sait devoir ressentir. L’immense performance d’acteur de Michael Shannon prend en charge le reste, c’est-à-dire la diffusion au spectateur, jusque dans ses tripes, de la détresse vertigineuse et quasi insoutenable que cause l’apparition (puis le creusement) de cette brèche dans votre équilibre mental. Aussi immense physiquement que capable de se décomposer sous nos yeux, Shannon saisit le propos de Take shelter et le porte à une magnitude bouleversante. Si vous ne l’aviez pas découvert dans Bug, c’est le moment.

La part de Take shelter sur laquelle il n’y absolument rien à redire est celle traitant des sentiments. Le film est avant tout, contre tout, l’histoire d’un amour (plutôt qu’une histoire d’amour) dont la générosité et la candeur sont immenses et rendues parfaitement crédibles. La plus belle idée du film est que Curtis n’est jamais seul, qu’il a toujours Samantha et leur fille Hannah près de lui, qui le soutiennent et qui l’aiment. Comme dans son premier long-métrage Shotgun stories, Nichols est à son meilleur sur ce thème. Il le fait apparaître en cours de récit comme une force lumineuse si vive et solide qu’elle est en mesure de lutter pied à pied avec les ténèbres – la violence dans Shotgun stories, la démence dans Take shelter –, de détourner le cours du récit loin des parcours balisés (du film catastrophe, du mélo) et de lui apporter une autre issue, non orthodoxe et confondante. Le cœur vibrant du cinéma de Nichols est toujours en bonne place, même si le changement d’amplitude d’un film au suivant n’a pas été tout à fait assimilé par le jeune réalisateur. Après tout, tant mieux : cela veut dire qu’il a encore une marge pour aller plus haut.

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