• Mystic River, de Clint Eastwood (USA, 2003)

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Eastwood a fait au roman de Dennis Lehane ce qu’un polar peut espérer de mieux : être trahi par le haut. L’œuvre bostonienne de Lehane s’y prête évidemment, étant porteuse comme peu d’autres de
réelles interrogations politiques et sociales – le stupéfiant Un dernier verre avant la guerre, le poignant Gone baby gone adapté récemment par Ben Affleck. Mais un
monde sépare ce film du Mystic River de Eastwood ; en raison de la faculté du doyen des cinéastes hollywoodiens à embrasser pleinement la part de symbolisme du récit, jusqu’à
en faire le cœur de son long-métrage. Il faut saisir la juste mesure de ce qu’un tel parti pris représente pour Eastwood, dont même des œuvres reconnues pour leurs ambiances formelles recherchées
comme Impitoyable ou Million dollar baby restent assises sur une structure dramatique très classique. En dehors des spectres de Pale rider et de
Lettres d’Iwo Jima, Mystic River
est l’unique occasion où le réalisateur se détache à ce point du pragmatisme dominant dans le cinéma américain, pour s’exprimer sous la forme d’une allégorie supérieure à ses protagonistes.

 

Mystic River ne fut pourtant pas pleinement reconnu à sa juste valeur (complètement snobé à Cannes, récompensé uniquement à travers ses interprètes aux Oscars), comme si on lui
faisait payer son origine bien peu noble – un simple polar. Eastwood donne pourtant le ton dès l’ouverture, qui retrace sous forme fragmentée le calvaire de l’un des trois héros (Dave ;
Jimmy et Sean étant les deux autres), séquestré dans son enfance pendant quatre jours par un duo de pédophiles. En plus de trouver une distance idéale vis-à-vis de l’action (avec des scènes
courtes, quasiment subliminales, interrompues par de longs et menaçants fondus au noir), aussi loin du détachement que du voyeurisme, le cinéaste se positionne immédiatement sur un plan
métaphorique en intégrant à la bande-son des cris d’animaux sauvages – serpents, loups – pour accompagner la menace des pédophiles. Il n’est déjà plus question de simplement dramatiser
l’intrigue, mais bien de la métamorphoser en quelque chose de plus grand, plus essentiel.

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Les deux heures qui suivent, et qui nous ramènent au présent de personnages devenus des adultes pères de famille, sont porteuses de la même dualité : à la fois enquête policière menée de
main de maître, et récit d’une toute autre trempe, observation du genre humain et de sa manière de fonder, de cimenter et de défendre des tribus, des sociétés. La mise en scène de Eastwood s’est
rarement montrée aussi ambitieuse et extraordinaire que dans ce film, où elle entrelace sans heurts ni fausses notes ces deux orientations loin d’être complémentaires par essence. La simplicité
qu’il parvient à insuffler aux scènes de genre (interrogatoires, fausses pistes, rebondissements..), et l’exceptionnel travail de montage mis en œuvre pour les articuler entre elles donnent à
l’enquête une fluidité et un suspense impeccables. Mais Mystic river n’est pas une banale et efficace série B, et trouver le meurtrier de la fille aînée de Jimmy n’en est pas la
seule finalité.

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C’est même là un élément accessoire en comparaison du séisme provoqué dans les vies des uns et des autres par ce drame. Les failles qui en résultent, dont on suit l’ouverture progressive dans cet
autre film qui se déroule en parallèle du premier, finiront par être trop grandes pour qu’il soit envisageable de les voir se résorber un jour. Cette impuissance de l’enquête à réparer les torts
causés s’exprime à son plus fort par une absence : celle de la séquence en flashback qui reconstituerait sous nos yeux, comme c’est la norme dans les films policiers, l’enchaînement des
événements au cours de ces quelques minutes fatales. Le meurtre est un fait révolu, avec lequel il faut apprendre à vivre. La caractérisation des trois personnages principaux est telle que cet
apprentissage n’est pas observé au niveau de l’individu mais à celui de la société. Chacun tient un rôle fortement typé : Sean est le policier qui mène l’enquête, Jimmy, le père, est le caïd
du quartier, et Dave, jamais remis du traumatisme vécu dans son enfance, est le marginal, le désaxé.

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Les trois pôles classiques d’une société que sont l’ordre officiel, l’autorité officieuse, et le bouc-émissaire, l’ennemi intérieur (celui vers qui les regards suspicieux des « braves
gens » se tournent dès qu’un coupable doit être trouvé afin que « justice soit faite ») sont ainsi incarnés de manière tout à fait transparente. Le sens du film, qui est
d’articuler comment ces trois forces se positionnent les unes par rapport aux autres et interagissent, n’attend dès lors plus que l’action de la mise en scène pour se manifester. Eastwood prend
cette responsabilité à bras le corps en rendant sa réalisation visible ; en en faisant le révélateur des non-dits du scénario. C’est ainsi qu’un grand nombre de séquences s’achève, sans
raison fonctionnelle, utile, par d’amples mouvements à la grue. Là où une coupe vers la scène suivante nous maintiendrait à l’échelle locale, celle des personnages et de leur environnement
immédiat, ces mouvements d’appareil prennent le temps de nous ramener régulièrement vers une perspective globale, insérant dans des plans d’ensemble tout le quartier – voire parfois toute la
ville – et les vies qui s’y trouvent. Eastwood nous exhorte à changer de point de vue, à juger (terme à prendre ici au sens non pas de rendre un verdict, mais d’appréhender un événement dans sa
totalité, et d’y réfléchir avec raison plutôt qu’avec passion) avec le recul nécessaire ce que l’histoire de Mystic River dit de nous, de nos communautés, de nos morales.

 

La toute fin du film ne laisse d’ailleurs aucun doute quant aux intentions de Eastwood. Donner un défilé du 4 Juillet, la fête de l’Indépendance américaine, pour cadre à son grinçant épilogue,
c’est dire que l’Amérique triomphante contemporaine s’est construite et se construit encore ainsi – par l’action des forts qui écrasent les faibles, en toute impunité. Et opérer un tel
renversement d’un de ses personnages (l’épouse de Jimmy), c’est ajouter que ce processus de purge, de vindicte aveugle, s’est fait avec la bénédiction de ceux et celles qui pourraient le stopper
et qui préfèrent vivre dans l’admiration de la puissance. Eastwood n’a pas attendu Gran Torino pour régler ses comptes avec l’Amérique ; Mystic River est déjà l’expression de cette volonté.

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La sollicitude démontrée à l’égard de Dave, le plus fragile et singulier des trois, est un point majeur dans le déploiement de l’intention de compréhension, de discernement du cinéaste. Dave
(interprété par Tim Robbins, dont la taille est renversée à son avantage par Eastwood : étant plus grand, Dave n’en apparaît que plus vouté, écrasé qu’il est par le destin) est le seul dont
l’état mental transparaît à l’écran. Chacune de ses apparitions se fait dans des conditions de mise en scène imprégnant physiquement le spectateur de la détresse et de l’angoisse qui sont le lot
constant du personnage. Les ténèbres envahissantes, la lumière blafarde et concentrée en une seule source, les voix réduites à des murmures sont autant de choses qui donnent le sentiment que Dave
revit à l’infini ces quatre jours de sévices subis il y a des années de cela [et qui culminent dans ce que l’on peut appeler le « monologue des vampires », glaçant jusqu’à l’os]. Cela
sans jamais avoir recours aux béquilles outrancières que peuvent être une musique pompière, ou un jeu d’acteur s’épuisant dans la grandiloquence et les vociférations.

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Plus qu’à une condamnation du camp des gens « normaux » (Sean, Jimmy) ou de celui des marginaux comme Dave, c’est donc à l’observation réfléchie du décalage qui existe entre les deux
que Eastwood aspire, en les filmant chacun de façon différente. Lorsque ce décalage devient trop intense et tourne à la confrontation, Eastwood le scelle par un choc de mise en scène manifeste,
et catégorique : un flash blanc violent, accompagné d’une exclamation soudaine de l’ensemble des instruments de l’orchestre. Cet instant assourdissant possède la même irrévocabilité que le
coup sec du marteau d’un juge clôturant une audience. Après cela, il ne reste plus qu’à conclure. Ouvrir la perspective, encore, cette fois à l’impact de l’histoire sur les survivants. Un limpide
champ – contrechamp à cheval sur trente ans montre que c’est seulement une fois qu’il est trop tard que Sean et Jimmy deviennent à leur tour capables de la même capacité d’introspection que
Dave ; et ainsi, de voir à leur tour leur état mental projeté à l’écran. Cette constatation est encore plus empreinte de tristesse et de gâchis que l’exécution sommaire qui la précède.

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