• Cartel, de Ridley Scott (USA, 2013)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Mardi soir

Avec qui ?

MonFrère

Et alors ?

Tourné dans la continuité immédiate du mastodonte Prometheus, Cartel en est le parfait opposé en termes de budget (un petit 25 millions de dollars, cinq fois moins que son prédécesseur) et de matraquage publicitaire (une campagne de communication réduite à presque rien, contre plus de six mois de teasing). Mais les deux derniers films de Ridley Scott sont indéfectiblement liés, par le regard qu’ils portent sur notre espèce. Prometheus était un prequel factuel d’Alien, et Cartel pourrait bien être un lointain prequel moral de Prometheus. L’humanité bouffie d’orgueil, avide de pouvoir, prête à agir avec la plus grande cruauté si cela sert ses intérêts, qui se lance à la conquête de l’espace dans Prometheus descend en ligne directe de la meute qui s’agite dans Cartel. Pour ce dernier, Scott s’est associé à l’écrivain Cormac McCarthy, qui a écrit pour l’occasion son premier scénario pour le cinéma. Les deux hommes ont quasiment le même âge (76 pour le réalisateur anglais, 80 pour le romancier américain), et sensiblement la même vision fataliste du monde. La noirceur et le tranchant de Cartel le hissent au même niveau de désespoir que le récent Transperceneige, que l’on n’imaginait pas si vite égalé dans ce domaine. Certes, chez Scott et McCarthy on ne touche pas aux enfants contrairement à ce qui se passe chez Bong Joon-ho. Mais on n’y trouve pas non plus de ligne de fuite, de lueur d’une hypothétique délivrance, de frêle espoir porté par un ou plusieurs protagonistes comme c’est le cas à bord du Transperceneige.

Le monde de Cartel est parfait, au sens froidement objectif du terme : tout y est verrouillé, rien ne peut en gripper les rouages impeccablement huilés. Les règles qui le régissent sont limpides, exposées avec transparence à tous, et pensées et appliquées de manière à les rendre immuables, inviolables. Ainsi, chaque action d’importance qui a lieu au cours du film aura été en amont l’objet d’une description méthodique, et juste dans ses moindres détails, faite par un personnage à l’intention d’un autre. L’écosystème de Cartel est absolument déterministe, l’incertitude, les probabilités, l’inversion de tendance sont des notions qui en ont été exclues. Et le libre-arbitre n’y est accessible qu’à celui ou celle se trouvant au sommet de la chaîne alimentaire, dominant tous les autres qui sont en théorie ses semblables. Cette acceptation nécessaire, et à laquelle se plient tous les personnages, du fonctionnement de ce monde, fait presque tendre le rude pragmatisme de Cartel vers une forme de bouddhisme zen. Ne pas remettre en cause ce qui existe au-delà de nous, assumer l’entière responsabilité de ce que l’on fait et provoque : conduite foncièrement adulte, qui situe le film à mille lieues du cynisme adolescent qui aurait pu l’engloutir. Un magnifique dialogue entre le héros sans nom, le Counselor du titre original (Michael Fassbender), et le grand ponte du cartel pour lequel il a travaillé sur une livraison de drogue ayant mal tourné, concentre en lui toute cette philosophie qui irrigue Cartel, et l’exprime avec un lyrisme bouleversant.

Cette pause, lors de laquelle le film nous autorise un unique pas de côté par rapport à l’engrenage infernal d’agressions et de représailles du récit, en rappelle une autre où se retrouvaient pareillement face-à-face un américain arrogant et un mexicain puissant – dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, de Sam Peckinpah. Beaucoup d’autres correspondances (le thème de la frontière, la femme sacrifiée, la putréfaction de la matière comme reflet de celle des âmes…) courent entre Cartel et …Alfredo Garcia. Le film de Scott est en somme une relecture de celui de Peckinpah, sur un mode plus déshumanisé et théâtral, sous l’influence de McCarthy. Comme c’est fréquemment le cas lorsque l’on confie la rédaction d’un scénario à un romancier, l’écriture de ce dernier écrase tout le reste. Le résultat à l’écran fonctionne car les victimes de ce coup de force sont consentantes, et se mettent volontiers au service du nouveau régime. Le casting cinq étoiles – Pitt, Diaz, Cruz, Bardem en plus de Fassbender – cède sans retenue ni ego son image et ses corps au jeu de massacre organisé. De même, Scott réduit jusqu’à l’os sa mise en scène, tirant un trait sur la virtuosité du geste en mouvement et ne conservant qu’une esthétique léchée mais inerte, sans vie. Bien que les personnages y soient cantonnés à un rôle utilitaire et sacrificiel comme dans Prometheus, Cartel ne fait pas du spectacle l’exutoire de son pessimisme ; son moteur n’est pas le visuel mais l’écrit. Les dialogues et non les images. McCarthy n’a aucune estime pour le cinéma, et il le fait ici explicitement savoir en lui donnant pour seul horizon l’infamie du snuff movie.

Scott et ses comédiens font de fait preuve d’un masochisme appuyé, laissant l’écriture s’arroger les pleins pouvoirs, balayer tous les extrêmes. C’est elle seule qui excite et fait jouir, qui menace et tue. Elle transforme l’espace du film en une scène sur laquelle l’intrigue de thriller, toute entière tirée vers l’abstraction, devient une pièce de théâtre. McCarthy n’est pas là pour refaire Traffic, mais son contraire. À l’enquête rigoureuse mais de surface, exposant les faits et traquant les relations de cause à effet, il préfère la dissection analytique, qui transforme en symboles et en morales chaque individu, chaque action, chaque situation. Cette composante fondamentale de son travail avait été effacée de l’adaptation de No country for old men par les Coen, on la retrouve triomphante dans Cartel. Le vernis de matérialité et de particularismes du monde est arraché, tout y est ramené à des vérités contondantes : lieux pauvres (l’urbanisation du désert, précaire et anonyme) contre lieux riches (les centres d’affaires de Londres et New York se confondent dans le final), chasseurs contre proies, pécheurs (la vision de McCarthy est hantée par les péchés capitaux) contre autres pécheurs. En soulignant bien que le trafic de drogue est une affaire d’argent – qu’une poignée amasse en grande quantité – plus que de santé – que beaucoup perdent en s’injectant des saletés, mais ces consommateurs sont le seul maillon de la chaîne qui n’apparaît pas à l’écran –, l’écrivain donne un sens fort à son extrême fatalisme. Il conçoit avec Cartel une parabole acerbe sur l’état du monde contemporain, livré au système capitaliste ultralibéral, accro à la « libre circulation des capitaux » et à la « concurrence libre et non faussée » au point de libérer la cupidité de tout obstacle légal ou moral.

2 réponses à “Cartel, de Ridley Scott (USA, 2013)”

  1. moi dit :

    alors faut y aller ou pas ? le voir!

Répondre à Erwan Desbois