• Showgirls, de Paul Verhoeven (USA, 1995)

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Où ?

À la maison, en Blu-Ray

Quand ?

Mi-décembre

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Basic instinct, Total recall : des années hollywoodiennes de Paul Verhoeven, les films les plus communément appréciés sont finalement les plus inoffensifs – bien que très bons. Rejetée dans leur ombre, on trouve le véritable joyau du cinéaste : sa trilogie officieuse de la corruption de l’Amérique, thème que Verhoeven traite logiquement en corrompant trois genres emblématiques de la contribution d’Hollywood à la proclamation de la grandeur américaine. Le film d’action dans RoboCop en 1987, le film de guerre dans Starship troopers en 1997, et entre les deux la comédie musicale – conte de fées dans Showgirls, le cœur du triptyque. On a rarement vu une projection aussi frontale de l’expression « mordre la main qui vous nourrit » que ce film, où Verhoeven se sert de tout ce que Las Vegas a de malfaisant et de sordide pour charger Hollywood, autre lieu fait de paillettes, de cynisme et de cruauté hypocrite.

Le cœur de la cible du cinéaste, l’œil du cyclone à partir duquel tout se déchaîne, est plus précisément le rapport qu’entretient Hollywood, donc les USA, avec le sexe et sa représentation. Verhoeven a obtenu le contrôle artistique complet sur Showgirls, au point de soutirer à ses producteurs le droit à une classification NC-17, unique dans les annales d’Hollywood. Cette interdiction stricte aux moins de 17 ans (par opposition au R, qui requiert juste la présence d’un adulte), équivalent du visa ‘X’ chez nous, a été concédée au cinéaste en échange de la promesse d’un nouveau Basic instinct. Les promesses n’engagent que ceux qui les croient, Verhoeven le sait bien et en profite. En apparence, il donne à tous ceux qui ont payé pour voir le film (les studios, les spectateurs) ce qu’ils attendent – du sexe, non censuré. Les personnages évoluent dans des clubs de striptease plus ou moins huppés et « respectables » (en bas de l’échelle, les boîtes glauques repoussées à la lisière de la ville, en haut les spectacles de type Crazy Horse ou Lido qui jouent dans les casinos étincelants du centre), ce qui autorise dans tous les cas un défilé de filles en petite tenue, souvent dénudées au-dessus de la ceinture, régulièrement en-dessous.

Mais le sexe ‘non censuré’, libéré tel que l’imagine le chaland est en réalité manipulé par la somme des règles tacites qui déterminent ce qu’il est acceptable de montrer, et ce qui doit rester tabou. C’est une sexualité toujours censurée puisqu’idéalisée, lissée ; à laquelle Verhoeven oppose du début à la fin de Showgirls une autre sexualité, réelle et démaquillée. Les femmes se masturbent (jusqu’à « ne plus pouvoir se servir d’une aiguille » pour cause de doigts trop endoloris) et ont leurs règles. Les hommes pratiquent sans remords le viol collectif, point de non-retour atteint par le film dans son dernier acte et terme fatal d’un parcours tragiquement logique. La sexualité travestie vendue par Las Vegas, par Hollywood et toute l’industrie du divertissement, astreint les femmes au rôle de pourvoyeuses de sexe et fait miroiter aux hommes un droit de cuissage fantasmé, une autorisation à se servir à leur guise. Las Vegas affiche cela frontalement (d’où son statut iconique dans l’imaginaire américain ; est consacré là-bas ce qui est refoulé partout ailleurs), Hollywood le vend bien plus pernicieusement. Verhoeven tourne à son avantage cette duplicité du système, qui fait que la plupart de ses propres agents n’y voient que du feu.

Comme d’autres – par exemple Roger Avary dans Les lois de l’attraction –, le réalisateur néerlandais a embauché pour Showgirls des acteurs aussi naïfs et bas de gamme que leurs rôles. Seuls se démarquent Gina Gershon et Kyle MacLachlan ; les personnages qu’ils incarnent étant pleinement conscients des rouages et des desseins du système (et s’en accommodant avec cynisme), il est normal que leurs interprètes partagent cette lucidité. Que tous les autres comédiens jouent à l’inverse faux, avec une attitude commandée par la vulgarité et l’hystérie, est voulu. Dans le rôle principal de Nomi, Elizabeth Berkley est la figure de proue de cette vulgarité profondément triste, car dénuée de liberté, de sa valeur de défouloir. Par son origine modeste et sa détermination propre à renverser les montagnes, Nomi est pourtant une héroïne des Dardenne avant l’heure, une Rosetta en puissance – le superbe plan-séquence d’ouverture composé par Verhoeven, en caméra portée le long d’une autoroute, crée un lien fort avec la sensibilité de ses voisins cinéastes belges.

Mais Nomi est une marionnette comme ses semblables, perpétuant mécaniquement les contes de fées avec lesquels on les a dressées, histoires de princesses à paillettes remontant à Une étoile est née et autres Chantons sous la pluie. Commencer au ras du sol, et de là se hisser sans jamais perdre foi jusqu’à atteindre les sommets : Verhoeven suit scrupuleusement ce fil narratif, tout en le parasitant par les moyens qu’il fait employer par son héroïne pour triompher. Nomi manipule, triche, ment, blesse (au propre comme au figuré). Ses capacités n’ont rien d’un don unique ou spécial, elle n’a rien d’un prodige ; au contraire elle contribue à la situation délétère autant – voire plus – que n’importe qui d’autre. Pendant que les pauvres se retournent les uns contre les autres et concentrent leur énergie à s’étriper entre eux, personne ne vient déranger la classe dominante, seule à tirer réellement profit du système établi, ici représenté sous les traits du show business décomplexé, sauvage. Le dénouement de Showgirls, malheureusement un peu moins solide que le reste du film, entrouvre enfin la porte à un espoir de changement. Nomi prend conscience des véritables enjeux et responsabilités, change son comportement en conséquence.

Il ne fallait cependant pas en attendre autant du public, de la communauté. Plus encore que son four au box-office, le « triomphe » de Showgirls aux Razzie awards (7 récompenses, plus le Razzie de « pire film de la décennie » remis quatre ans plus tard) en est la preuve par l’absurde. Verhoeven est venu chercher ses trophées, ce que personne n’avait fait avant lui : il n’allait évidemment pas rater l’occasion de voir en personne un échantillon du peuple cible de sa charge, incapable de comprendre le message cristallin qu’il leur avait envoyé en pleine face, persistant aveuglément à se croire supérieurs à lui, supérieurs à tous ; sûrs de leur miroir aux alouettes qu’ils prennent pour un modèle de société que le monde entier devrait leur envier. En voilà qui ne sont pas près de sortir de la Caverne de Platon.

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