• Il était une fois en Anatolie, de Nuri Bilge Ceylan (Turquie, 2011)

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Où ?

Au MK2 Beaubourg, dans la grande salle affichant complet (à ma séance et à la suivante)

Quand ?

Dimanche après-midi, à 15h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Avec Il était une fois en Anatolie, la diffusion en salles des lauréats du palmarès du dernier Festival de Cannes est quasiment achevée – il ne manque plus que l’israélien Foot note, qui avait eu plutôt mauvaise presse avant de repartir tout de même avec le Prix du scénario. Il était une fois en Anatolie, lui, a valu à son réalisateur son deuxième Grand Prix après celui reçu pour Uzak il y a dix ans de cela. Coutumier des accessits cannois (il compte également un Prix de la mise en scène), Ceylan a partagé ce nouveau Grand Prix avec Le gamin au vélo des Dardenne, autres habitués des lieux. Ce rapprochement factuel entre les deux films conduit à en faire un autre, de fond cette fois, en opposition avec un troisième membre du palmarès, Polisse. Tandis que ce dernier réduit à presque rien la portée de son propos à force de zapper frénétiquement entre les affaires et les protagonistes, Le gamin au vélo comme Il était une fois en Anatolie parviennent à dire quelque chose de fort, et à l’inscrire durablement en nous, car leurs auteurs se concentrent sur un nombre restreint de sujets (une unique affaire d’enfant abandonné chez les Dardenne, deux personnages travaillant sur un même crime chez Ceylan) et font l’effort de les cultiver avec soin.

Par son titre, Il était une fois en Anatolie convoque une tradition de cinéma épique et sauvage. Celle-ci se retrouve effectivement dans le film, mais n’en constitue pas l’intégralité. Le cadre géographique et narratif est celui d’un western. Afin que justice soit rendue dans les formes, avec une enquête, une autopsie, et un procès réguliers, une troupe de représentants de l’ordre social – policiers, soldats, et les deux héros que sont le procureur et le médecin légiste – et de la loi de la jungle (deux meurtriers qui ont réglé par ce biais une querelle personnelle) part en quête d’un cadavre, dans les terres âpres et rétives à l’occupation humaine qui entourent l’unique ville de la région où tous se concentrent d’ordinaire. Épique, le film l’est alors dans ses dimensions. Ceylan compose sa mise en scène de manière à rendre prégnant le rapport de force entre l’homme, petit et chétif, et la nature, immense et puissante : plans très larges placés à la limite à laquelle les figures humaines sont encore discernables dans le paysage, effets sonores et visuels qui soulignent la menace directe des conditions climatiques hostiles (orage, vent qui coupe l’électricité). Le cinéaste sait donner à la nature une présence physique, palpable, du même genre que ce dont on a pu faire l’expérience dans There will be blood. Cette orientation de mise en scène est en phase avec la place dominante de la nature dans le récit. Toute la première moitié de celui-ci montre les personnages errer dans la nuit, impuissants à retrouver le corps, finalement rejetés par la nature et contraints à trouver refuge jusqu’au matin parmi les hommes, chez les habitants d’un village.

Cette première partie est la moins probante du film. Ceylan ne parvient pas à juguler complètement les débordements auxquels le dispositif de périple sans but qu’il instaure prête le flanc. Le propos est fort, la mise en images sidérante (dès l’introduction en deux temps et deux échelles : les lueurs des phares dans la nuit, puis les hommes serrés dans la voiture avec un zoom venant isoler le visage de l’assassin), mais l’attention accordée aux détails – conversations anodines, éléments précis du décor – est parfois excessive et transforme la langueur lasse en surplace. Ceylan pèche un peu par excès, phénomène qui est toujours mieux que l’inverse et qui de toute manière s’estompe par la suite, alors que le récit se recentre peu à peu sur les individus, confrontés à eux-mêmes et à leurs semblables avec lesquels il faut bien parvenir à vivre en société, puisque l’alternative est la nature inhospitalière. La partie humaine du film qui démarre alors, et qui se divise en trois grands mouvements (le dîner partagé avec les villageois, la découverte et l’extraction du corps, le retour à la ville et au cours ordinaire des événements et des procédures), est tout aussi épique mais d’une autre manière – par l’inscription dans la durée des actions des personnages. La longueur colossale de Il était une fois en Anatolie (2h37) en est la conséquence, et n’est pas un signe d’arrogance auteuriste mais l’expression d’une profonde humilité. Ceylan place son regard à la même hauteur que celui de ses personnages, il vit les mêmes choses qu’eux. Il applique à lui-même du principe dont il considère qu’il régit les vies de ses héros : tous sont des êtres égaux, dotés des mêmes facultés et angoisses innées.

Le tiraillement entre les deux vertiges causés par un monde où l’homme est son seul maître et son seul gardien (vertige de la liberté, et vertige du mal que l’on peut faire) est une des nombreuses contradictions de fond que le réalisateur tente d’embrasser, de manière assez démesurée, dans son film. Un film qu’il veut à la fois romanesque et introspectif, inquiet et humaniste, cru et stylisé, ample et modeste. Le résultat est globalement à la hauteur de l’ambition. Ceylan parvient à marier les contraires, à révéler et mettre sur un pied d’égalité leurs contrastes. Il ne privilégie aucune tendance, ne dicte aucune réponse et fait ainsi ressortir une seule chose (mais aux facettes infinies) : la complexité de l’existence, du rapport au monde et aux autres. Cette ligne directrice parcourt le long-métrage de part en part, dans la mise en scène comme dans l’écriture. Que la première soit très sèche, ou parfois nourrie d’effets voyants, elle le doit toujours à une concordance avec l’état d’esprit du ou des protagonistes moteurs de la séquence. L’autopsie finale suivie en laissant à l’extérieur du cadre le cadavre en train d’être ouvert et disséqué, et en se concentrant sur le visage du docteur, retranscrit le dégoût de ce dernier face à cette opération. Plus tôt, le surgissement au milieu du dîner dans le village de la fille du maire, filmée comme une vision issue d’un songe (la lumière n’a alors plus aucune espèce de réalisme mais fait de la scène une version en mouvement d’une toile de Georges de La Tour), est le prolongement naturel de l’ambiance irréelle dans laquelle baigne à cet instant le récit et ses personnages – épuisés par leur nuit de quête, réfugiés en terre mal connue, piégés dans l’obscurité par une panne d’électricité. Leur monde est alors effectivement poreux à une telle manifestation quasi surnaturelle.

Le scénario foisonnant composé par Ceylan, qui fait penser par sa densité et sa prise directe avec le quotidien aux romans fleuves des auteurs français du 19è siècle, ne se contente pas de raconter de brillante manière le mal-être existentiel de ses héros et leur combat de tous les jours pour le surmonter. Il montre également la voie d’une possible sortie par le haut pour l’humanité : sa capacité à raconter des histoires, à romancer la réalité. C’est à cette issue que mène la conversation en pointillés entre le docteur et le procureur, fil rouge du film dont la conclusion toute en non-dit est tout à fait émouvante. Et pour signifier que ce pouvoir du conte est transmissible et commun à tous, Ceylan le fait utiliser par le docteur dès la séquence suivante, qui est aussi la fin du long chemin de Il était une fois en Anatolie. A son tour, après le procureur, il va raconter une histoire plutôt que dire la stricte vérité pour adoucir une vie. Un geste à la fois insignifiant et immense – un contraste de plus à mettre au crédit du film.

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