• Hugo Cabret, de Martin Scorsese (USA, 2011)

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Où ?

Au ciné-cité La Défense, en VO et en 3D

Quand ?

Le mercredi de la sortie, à 19h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Martin Scorsese est une menace pour l’ordre public cinématographique. Qu’on en juge : avec Hugo Cabret, il s’adonne à rien de moins que le détournement d’un film pour enfants à des fins d’assouvissement de désirs personnels. Une véritable honte – ou bien un pur bonheur, tant ce projet qui faisait si peur sur le papier devient par ce biais la meilleure surprise de l’année finissante et l’un de ses meilleurs blockbusters, aux côtés de Super 8 et du Secret de la Licorne. Hugo Cabret partage d’ailleurs des traits communs avec l’un et l’autre. Comme le bijou de JJ Abrams, il représente un accomplissement idéal du genre des films ayant des enfants comme personnages principaux, grâce à un dosage savant entre l’innocence toujours présente en eux et la mélancolie en train de se former. Et de la même manière que Spielberg, Scorsese a pris un risque de taille en s’aventurant dans un territoire technologique qui lui était tout à fait étranger, celui de la 3D ; il en revient avec sous le bras une réussite éclatante, qui nourrit le film bien au-delà de sa simple surface plastique.

Contrairement à la majorité de ses confrères qui cherchent à tâter de la 3D tout en restant solidement agrippés au bastingage formé par leurs usages classiques de mise en scène plate, Scorsese fait le grand saut dans le vide, abandonnant derrière lui sans un regard ni un regret les manières de faire d’avant et pensant son film en 3D, de même qu’il a fallu les penser en couleurs ou en sonore quand ces nouveaux outils sont venus concurrencer le noir et blanc et le muet. Penser en 3D, Scorsese y parvient avec maestria car il a saisi quelque chose qui est aussi court à formuler que puissant à appliquer : la 3D est une simple histoire de profondeur de champ. Trouvez la profondeur de champ dans votre cadre, et vous aurez votre plan en 3D. Hugo Cabret fait la démonstration de ce théorème enfantin deux heures durant, le relief jaillissant le plus naturellement du monde de chacune de ses séquences, quels qu’en soient le contexte et la nature. Scorsese sait qu’il y a toujours un moyen d’y parvenir, à raison. Cela peut passer par des plans face caméra dans les conversations ou les gros plans, par l’ajout de figurants ou d’accessoires en nombre au devant et en retrait des personnages dans les scènes en mouvement, par la manipulation des dimensions des décors – une librairie tout en hauteur, ou à l’opposé une bibliothèque à la salle de lecture immense tant en largeur qu’en longueur.

Scorsese tire le meilleur parti d’un élément théoriquement secondaire du scénario qu’il porte à l’écran : sa concentration quasi-exclusive dans un lieu unique (une Gare Montparnasse fantasmée dans l’entre-deux-guerres) mais bien assez vaste pour accueillir en son sein une multitude de sous-niveaux possédant chacun leur identité visuelle. Quais, hall principal, cafés, boutiques, dédales de couloirs et de canalisations, rouages invisibles au public composent ce monde miniature et autonome, un terrain de jeu idéal pour un réalisateur en pleine expérimentation ludique. Cette démonstration de virtuosité formelle serait à elle seule en mesure de suffire à notre bonheur. Mais il y a plus encore. Scorsese ne se contente pas de réaliser un film ardent et résistant à tout formatage sur le plan visuel (car mine de rien, il évite les deux écueils de taille de la nostalgie écœurante pour le Paris chromo des années 1920-1930 – le sien de Paris est un pur fantasme, finalement sans âge ni attache – et de l’esthétique tapageuse et toujours identique, saturée en filtres colorés, des épopées pour enfants) ; il accomplit le même tour de force pour l’histoire qui nous est contée. Le cinéphile absolu qu’il est, s’il n’a que faire du monde réel tel qu’il était au début du 20è siècle, est par contre évidemment épris du cinéma de cette époque mythique, où il était encore brut, non poli par l’introduction des dialogues et où tout était en cours d’invention dans le sillage des frères Lumière et de Méliès.

Le premier quart d’heure de Hugo Cabret est une formidable réinvention de cet état. Scorsese se plonge avec délice dans les eaux du cinéma muet, et embrasse dans ce qui semble n’être qu’un seul geste continu et délié, avec un recours à la parole réduit au minimum, l’introduction des protagonistes, de leur environnement, leurs fonctions, leurs enjeux et leurs interactions. C’est un court-métrage en soi, avec un début, une fin et un climax prenant la forme d’une tourbillonnante première poursuite entre Hugo et le chef de gare, annonciatrice de bien d’autres qui ne seront jamais redondantes. Sur son élan, Scorsese règle son sort en un temps record aux investigations menées par les deux enfants héros en vue de faire fonctionner un mystérieux automate hérité par Hugo de son père. Le cinéaste ne bâcle pas, il saute de révélation en scène spectaculaire sans s’attarder une seconde de trop en chemin. On ne l’a jamais vu si pétillant, joyeux, insouciant ; autant de traits révélés ici par l’ivresse qu’il ressent à partager avec nous un autre secret que celui, bateau, de Hugo – le secret de la magie du cinéma muet fantastique, en particulier celui de Méliès. Lequel Méliès est un des personnages de Hugo Cabret (joué par Ben Kingsley), d’abord en retrait puis éclipsant tous les autres, à commencer par les enfants héros, une fois son identité dévoilée. Commence alors un tout autre film, certainement le plus personnel de son auteur car organisant la réunion entre ses deux passions – faire des films, et parler des films. La série des documentaires Voyages de Martin Scorsese dans le cinéma… trouve ici sa déclinaison rêvée, aussi improbable qu’idéale : un épisode sur le plus beau des sujets, la naissance du cinéma, raconté par le biais le plus fertile, celui de la fiction.

Hugo Cabret devient dans cette longue seconde partie un objet inclassable et étourdissant, entièrement libéré du carcan d’une intrigue à suivre – les actions que les personnages ont à accomplir ont toujours pour finalité de débloquer un pan supplémentaire de la redécouverte de l’œuvre de Méliès et des pionniers du cinématographe. Scorsese met en scène un hybride vertigineux et généreux où se mêlent, outre le documentaire et la fiction, d’autres extrêmes. Technologie de pointe (3D, images de synthèse) et projections en plein écran d’œuvres centenaires ; caractère intime des thèmes abordés et faste hollywoodien des moyens mis en œuvre pour les traiter[1] ; griserie lumineuse de l’aventure, preuve de vie, et angoisse ténébreuse liée à la conscience de l’oubli et de la solitude. Ces choses qui vous tuent à petit feu, la plupart des personnages du film en font l’expérience – Hugo en tant qu’orphelin, le chef de gare mutilé de guerre, et bien sûr Méliès, mort aux yeux du monde puisque son être artistique s’est éteint au présent (ruiné, il ne tourne plus) et au passé (les copies de ses films ont été détruites). C’est là une disgrâce qui parle évidemment à Scorsese, comme à tout cinéaste, et qui explique que son Hugo Cabret soit si vibrant d’émotions, dans sa dernière partie surtout.

[1] Ce mélange, Scorsese ne l’a clairement jamais autant réussi qu’ici depuis son tournant mainstream des années 2000

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