• Habemus Papam, de Nanni Moretti (Italie, 2011)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Mardi soir, à 20h30

Avec qui ?

Mon compère de cinémathèque (mais pas que, donc)

Et alors ?

Fréquemment – et par facilité – comparé à Woody Allen pour son mélange des tons entre le comique de surface et l’inquiétude latente, jamais apaisée, Nanni Moretti se hisse avec Habemus Papam sur un sommet que le new-yorkais n’a encore jamais atteint. Cela ne veut pas dire qu’Allen n’a pas réalisé son lot de chefs-d’œuvre, mais dans ceux-ci comme dans toute sa filmographie il ne s’est jamais détaché d’un point de vue subjectif, d’un propos toujours centré sur le parcours d’un individu. Le plus souvent lui-même, ou un décalque jamais très éloigné. Moretti arpentait le même chemin, jusqu’à ce nouveau film qui marque l’aboutissement du processus de détachement engagé à partir de La chambre du fils. Pour la première fois, Moretti y interprétait un homme qui n’était pas explicitement censé être lui-même. Puis Le caïman était le théâtre d’un début de mise en retrait de sa personne, aux côtés d’un rôle central interprété par un autre que lui. Habemus Papam combine ces deux démarches – son héros est mentalement et physiquement étranger à Nanni Moretti – et va encore plus loin en dressant en réalité un portrait de groupe, qui embrasse l’humanité dans ses difficultés et ses irrésolutions. Dans son incurable fragilité.

Une parenté inattendue émerge par ce biais entre Habemus Papam et le Melancholia de Lars Von Trier. L’un et l’autre s’aventurent dans la même faille humaine fondamentale, celle qui abrite notre peur du vide, de l’inutilité, de l’impuissance. Crainte vertigineuse, à même de se décliner en d’infinies variations propres à chaque individu. Leurs réflexions sur ce thème mènent Moretti et Von Trier à un plan final de même nature définitive – il n’y a plus rien après. La faille s’ouvre béante et le désastre, le néant l’emportent sur tout et tous. Mais les parcours des deux cinéastes pour se rendre à ce terminus diffèrent autant que leurs tempéraments respectifs. Désabusé et misanthrope, Von Trier s’abandonne à un romantisme fou et se lance dans une offensive kamikaze frontale contre la catastrophe. Moretti a une conscience pas moins aiguë du drame mais lui veut encore croire à l’existence d’une alternative, d’un salut. Celui-ci passerait par les chemins de traverse du décalage, de la fugue, que le réalisateur fait emprunter à son personnage principal en concordance avec la manière dont lui-même dirige son film.

Le cardinal Melville (Michel Piccoli) est élu Pape par le Conclave, à la surprise générale – il est devenu à son corps défendant le candidat du consensus de dernière minute, après qu’il soit devenu clair qu’il serait impossible de départager les trois favoris. Au moment de se présenter sur le fameux balcon donnant sur la place Saint-Pierre pour bénir la foule, Melville s’enfuit en hurlant. A l’abri des regards du monde entier, commence alors au Vatican une période d’incertitude et d’opposition tranchée entre le Pape qui ne veut pas l’être, et son entourage qui ne veut pas de ce refus. Voilà pour la fugue du personnage, mentale tout d’abord avant de se matérialiser physiquement quand Melville disparaît dans Rome. Du côté de Moretti, le pas de côté par rapports aux attentes s’opère tout aussi rapidement. Il apparaît vite que le cinéaste n’a pas choisi de pousser les portes du Vatican pour s’attaquer à l’institution de l’Église catholique mais pour y trouver une matière première cinématographique très riche. Le rituel méticuleux du Conclave à huis clos est ainsi la première opportunité de mettre en pratique un comique du grain de sable qui va se perpétuer tout au long du récit. Les impromptus peuvent être extérieurs – une psalmodie qui s’interrompt inopinément, une coupure de courant… – mais surtout intimes, comme lorsque Moretti s’amuse à monter le son des pensées des cardinaux au cours de l’élection, qui tous espèrent de toutes leurs forces ne pas être désigné et dont les supplications intenses forment un chœur assourdissant au milieu du silence avéré de la chapelle Sixtine.

Plus loin dans le film, le cinéaste opère un détournement plus inspiré encore des us et coutumes du lieu, en tirant un dispositif narratif fertile d’éléments réels – le maintien de l’anonymat du nouveau Pape tant qu’il ne s’est pas présenté de lui-même aux fidèles, le fonctionnement fermé sur soi-même de la forteresse Vatican. Habemus Papam déploie à partir de là son imagination fantaisiste dans les directions opposées du film policier récréatif (le jeu de cache-cache entre le vieux Pape et les employés empotés, les propres mensonges de ceux-ci pour taire l’inconcevable, que le Pape est parti) et de la parenthèse du divertissement imposé aux individus, substitut à l’action dont ils sont soudain privés. Les cardinaux n’ont plus personne à qui se référer ; le chargé de communication n’a plus d’élection sur laquelle communiquer ; le psychanalyste appelé à la rescousse n’a plus de patient à traiter. Ce dernier, interprété par Moretti (qui canalise ainsi son caractère athée et laïc affirmé en le concentrant en un seul personnage), propose alors de recourir au jeu et au sport pour remédier au vide des journées, et focaliser l’énergie et l’assiduité des personnes sur d’autres occupations que celle, dangereuse, qui leur tient à cœur – rendre le Pape aussi convaincu du bien-fondé de son élection qu’eux-mêmes le sont. Le sport (ici sous la forme d’un tournoi de volleys par nations d’origine des cardinaux) est noble aux yeux de Moretti car il requiert une attention et un investissement maximum de la part de chacun, offre son lot de joies et de peines véritables, tout en ayant un but final superbement futile, sans gravité ni conséquence dévastatrice. C’est une mise en pratique de la philosophie de vie que le psychanalyste souhaite faire adopter aux cardinaux pour éviter la catastrophe ; un traitement palliatif prescrit en réponse à un diagnostic jamais verbalisé car terrifiant.

Moretti cherche à faire du rire et de la légèreté un fil tendu au-dessus du vide, sur lequel marcher pour échapper au drame. La tentative en ce sens de Melville et du psychanalyste, et leur échec, sont traités avec une intelligence folle. Chaque dialogue ou situation est superbement pensé et développé, de même que les passerelles invisibles connectant entre elles les deux parties du récit. Ainsi l’ironie sèche de la chute de la séquence où Melville croise, dans un couloir d’hôtel, un acteur électrisé qui récite sans s’interrompre l’intégralité du texte de la pièce La mouette – le chemin de l’homme en question s’achève dans une ambulance garée devant l’entrée de l’hôtel – sert de prémonition à ce qui attend Melville lui-même à la fin du film, quand d’autres vont décider à sa place qu’il est temps pour lui d’arrêter de marcher hors des clous. Mais nul intérêt ou force d’ordre supérieur ne peut forcer un homme à modifier ce qu’il ressent, ce qu’il pense[1]. Dans Habemus Papam, comme dans Melancholia, le désastre vient de ceux qui s’obstinent à croire le contraire. Leur refus du laisser-aller, de la voie de l’humilité prônée par le personnage du psychanalyste, enferme brutalement l’épilogue du film dans une atmosphère étouffante de tragédie sans échappatoire, sans rire, sans lueur – semblable à celle du Caïman, où les ténèbres étendaient là aussi leur empire sur le monde. Les gens sérieux reprennent soudain tout : leurs esprits, le contrôle du pouvoir, leur marche en avant sur une route pourtant en impasse. Et Moretti consigne ce succès à la Pyrrhus, avec le calme de celui qui n’avait jamais perdu de vue le haut degré de probabilité d’un tel cataclysme.

[1] Au passage, l’assaut du cinéaste contre la religion est tapi là, dans cette célébration de la prépondérance du libre-arbitre humain

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