• Vous n’avez encore rien vu, d’Alain Resnais (France, 2012)

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Où ?

Au Balzac, en avant-première dans le cadre du Champs-Élysées film festival (le film sort en salles mercredi 26)

Quand ?

Début juin

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Peu importe l’âge d’Alain Resnais (et d’ailleurs je ne l’écrirai pas ici, vous n’avez qu’à aller le chercher ailleurs si cela importe pour vous). Il s’agit même d’une mauvaise piste d’analyse, menant à des équations précipitées du genre « réalisateur vieux + récit d’un metteur en scène de théâtre mort organisant de manière posthume une réunion de ses comédiens fétiches = film testament ». Voilà, tout est dit, emballé, prêt à penser, on le range dans un coin et on passe au suivant. Vous n’avez encore rien vu mérite mieux que cette vision sommaire, tant ce film irradie d’une vitalité et d’une richesse extraordinaires dans l’absolu, sans que rentre en compte le fait que son auteur soit jeune ou vétéran, novice ou ayant derrière lui la carrière accomplie de Resnais. Immobile et pourtant omniprésente, truffée d’échos et de dédoublements dans son propos comme dans sa mise en forme, c’est une œuvre étrange, au sens premier du terme ; une œuvre surprenante et complexe, même venant de Resnais.

Toutes proportions gardées, celui-ci s’était quelque peu « modéré » dans la partie de sa carrière faisant suite au triomphal On connait la chanson, qui l’avait ramené au tout premier plan. Pas sur la bouche et Les herbes folles étaient intrépides, mais d’une ambition circonscrite par leur fondement comique ; et entre les deux, Cœurs ne se dégageait pas complètement de son carcan d’adaptation d’une pièce de théâtre à caractère mélodramatique. Vous n’avez encore rien vu ressemble à un accomplissement de cette dernière salve d’expérimentations, dont il extrait et sublime le meilleur tout en se délestant de tous les poids potentiels. Il y est à nouveau ouvertement question de théâtre, accompagné d’un travail plastique aboutissant à une forme visuelle où l’artifice règne et engendre beauté et saisissement. Le film repose sur la pièce Eurydice de Jean Anouilh, à laquelle il se montre fidèle pour ce qui est du texte et qu’il secoue comme un cocotier dans sa transposition à l’écran. Pour commencer, Eurydice nous est amenée indirectement, par l’intermédiaire d’une variation sur un autre texte d’Anouilh, Cher Antoine. C’est dans celui-ci que Resnais est allé piocher cette idée d’un auteur – mué en metteur en scène – dramatique mort dans un accident, et dont les dernières volontés incluent la convocation dans sa demeure des comédiens ayant marqué sa carrière. Alors surgit Eurydice : le dessein du défunt est de faire visionner par ses hôtes posthumes une version de cette pièce, que tous ont joué sous sa direction, montée cette fois par une jeune troupe de comédiens.

Les choses se complexifient encore quand, réinvestis par l’esprit des rôles qu’eux-mêmes ont tenus, les invités rejouent les scènes d’Eurydice à mesure qu’elles adviennent devant leurs yeux. Comme il y a en plus deux couples Orphée-Eurydice parmi eux (Pierre Arditi & Sabine Azéma, Lambert Wilson & Anne Consigny), les effets de fragmentation et de réverbération se trouvent amplifiés jusqu’au vertige. Qu’on se rassure, leur propagation au sein du film ne souffre pas du labeur qu’il y a à les décrire au moyen du langage oral ou écrit ; elle s’accomplit avec une fluidité souveraine, portée par le langage du cinéma, la mise en scène. Tout est affaire de mise en scène dans Vous n’avez encore rien vu, la plus lumineuse et miraculeuse qui soit entre les mains d’un des cinéastes les plus convaincus de son pouvoir, depuis toujours[1]. C’est elle qui, au départ, nous permet d’appréhender le plus naturellement du monde le dispositif de réflexions qui se met en place autour du texte d’Eurydice ; c’est encore elle qui, ensuite, enrichit ce système avec de nouvelles illuminations nous éloignant toujours plus de la platitude du réel comme de la pesanteur du théâtre filmé. Équipé de sa caméra, secondé par son directeur de la photo, son monteur et son concepteur d’images de synthèse, Resnais défriche une autre voie, inédite, intrépide, follement stimulante pour l’œil et l’esprit du spectateur. Et qui ne perd jamais son orientation joueuse : la manière singulière trouvée par Resnais pour introduire ses acteurs, le facétieux retournement final ont cette fonction, de préserver le film dans un cocon avenant qui atténue les douleurs trop vives.

Cette nouvelle route, qui n’est ni la réalité, ni le théâtre, embrasse pourtant l’une et l’autre et les place sous la lumière la plus caressante et expressive qui soit. Les tourments et miracles de la condition humaine nous sont ainsi rapportés avec une intensité tonitruante. La mort en fait partie, bien sûr, mais à travers Eurydice c’est surtout de la vie dont Vous n’avez encore rien vu nous entretient ; et, au sein de la vie, de ce qui est irréductible même à la mort. C’est l’amour éternel qui unit Orphée et Eurydice, c’est l’art prodigue et irremplaçable du théâtre qui se transmet de génération en génération et se réincarne sous des formes toujours neuves. Au bout du chemin, le titre du film sonne comme une invitation prometteuse et exaltante : nous n’avons encore rien vu, c’est certain, car le cinéma est rempli de potentialités encore inexplorées, qui n’attendent que de nous ébahir et nous bouleverser. Par l’entremise de Resnais ou d’autres.

[1] Il faut voir, et revoir, l’inouï L’année dernière à Marienbad, âgé de plus de cinquante ans et toujours neuf en termes de mise en scène

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