• Terminons l’année par un chef-d’oeuvre : Vertigo, d’Alfred Hitchcock (USA, 1959)

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vlcsnap-442737Où ?

A la maison, en DVD zone 2

 

Quand ?

Courant novembre

 

Avec qui ?

Ma femme

 

Et alors ?

 

Vertigo (Sueurs froides en français) est un film d’amour sans amour ; un film de suspense sans suspense. C’est aussi un film de crime parfait, mais relégué au second
plan – aucune excitation due à la réalisation de ce meurtre, ni d’enquête minutieuse pour le percer à jour. C’est avant toute chose un film sur la folie, qui s’en est approché si près que
celle-ci est parvenue à perforer la toile de l’écran de cinéma pour hanter de grands cinéastes comme Brian De Palma (Obsession, Pulsions…) et David Lynch
(Mulholland Drive). C’est l’un des plus grands films de l’histoire.

 

Et ce film repose presque tout entier sur deux couleurs et une partition de musique.

 

Après un prologue mettant en place le McGuffin de l’intrigue (Scottie, le détective privé joué par James Stewart, est sujet au vertige), s’enchaînent une succession de séquences
introductives en apparence normales, communes par leurs dialogues, leurs lieux, leurs protagonistes. Mais cette banalité est un trompe-l’œil : de scène en scène, la palette de couleurs se
fait happer de plus en plus nettement par le rouge. Le phénomène commence de manière très légère dans la conversation entre Scottie et sa meilleure amie Midge (le fauteuil dans lequel il
s’installe), devient plus marqué au cours de l’entrevue avec le commanditaire d’enquête ; et explose définitivement dans la première rencontre avec la femme à suivre et à surveiller,
Madeleine (Kim Novak), dans un restaurant dont chaque partie – les murs, la moquette, les dossiers des chaises – est recouverte d’une étoffe au rouge vif improbable.

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Cette très courte scène est la véritable ouverture de Vertigo. En plus de ce rouge violent, elle introduit l’autre couleur primaire capitale dans le film, qui en est l’opposé : le
vert éclatant de la robe de Madeleine. La scène lie les deux personnages principaux du récit de manière irréversible, de deux façons. En premier lieu, un mouvement de caméra irréel et
hypnotique : le travelling démarrant sur le visage de Scottie, adossé au bar, et qui surplombe les tables de la salle jusqu’à atteindre Madeleine, sans aucune coupe dans le mouvement.
Deuxièmement, le démarrage durant ce travelling du thème musical romantique, mais aussi inquiétant, composé par Bernard Hermann comme le messager d’un amour à la fois ardent et maudit, révolu.
Pour s’assurer que rien d’autre n’existe que le symbolisme des couleurs et de la musique, Hitchcock pousse l’irréalité de la scène à son paroxysme. Des figurants parlent mais on ne les entend pas
; quand elle quitte le restaurant, Madeleine s’arrête juste à côté de Scottie sans autre raison que celle, cinématographique, que la caméra épouse alors le point de vue de Scottie et qu’ainsi
Madeleine nous est présentée pour la première fois en plan rapproché. Un plan dont le cinéaste manipule l’éclairage à l’extrême pour extraire complètement Madeleine de son environnement, et
transformer son cadre de cinéma en cadre de peinture qui met en exergue tout ce que son modèle féminin a d’unique et de saisissant.

Nous voyons cette beauté, et Scottie la voit tout autant ; mais lui ne peut la supporter. Un rapide contrechamp le montre détournant le regard, refusant tout contact visuel ; il se place
déjà dans une position d’amoureux transi qui ne se déclarera jamais, et qui ne sera jamais franc, sincère. La longue séquence, elle aussi muette, qui suit décrit sans plus attendre à quoi
ressemble dans les faits cette passion amoureuse biaisée, inavouée – elle prend les traits d’une filature. Scottie use de son rôle de détective privé pour suivre l’objet de son désir dans tous
ses faits et gestes ; il se rapproche ainsi d’elle en en apprenant énormément sur sa vie, pénètre son intimité, et toujours persiste à ne pas se présenter à elle. Le malaise inhérent à cette
obsession grandissante est exprimé et par le montage, qui donne une place prépondérante aux plans de poursuite en voiture (un motif de cinéma dans lequel le suiveur, ici Scottie, est rarement
présenté sous un bon jour aux yeux du public) ; et par la musique de Hermann, avec un morceau cette fois franchement menaçant construit autour de la répétition rapide d’une même unique note grave
en surplomb d’une nappe de cordes plus aiguës. La menace est alors clairement Scottie, et la menacée Madeleine.

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Scottie n’est pas le seul à être coincé et jugé par le dispositif ainsi mis en place par Hitchcock. Sa position de voyeur est en effet également la nôtre : c’est son regard que la caméra épouse
pour repérer les similitudes (le bouquet de fleurs, le chignon dans les cheveux) entre Madeleine et le portrait de Carlotta qu’elle regarde des heures durant, hypnotisée et immobile, au musée.
Plus généralement, tout ce que nous savons de cette femme c’est Scottie qui nous l’apprend ; toutes les émotions qui nous parviennent de cette relation sont celles de Scottie.

Après une scène purement utilitaire de débriefing entre Scottie et l’époux de Madeleine, une deuxième séquence de filature muette et à bonne distance s’enclenche. Elle se conclut au pied du
Golden Gate Bridge (rouge vif, faut-il le rappeler), où Scottie va se voir contraint à un premier contact physique. Madeleine se jette en effet sous ses yeux dans la baie, dont l’eau plus verte
que bleue semble signaler que Scottie quitte à cet instant son monde à lui, rouge, pour entrer dans celui de Madeleine, vert comme sa robe lors de sa première apparition, et comme sa voiture
aussi.

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La fusion entre les deux personnages est encore plus évidente visuellement dans la scène qui suit, où lui est habillé en vert et elle… en rouge. Mais l’éventualité d’un rapprochement physique
volontaire et prolongé reste encore une lointaine chimère. Dans cette première scène intime entre eux, la distance qui se maintient en effet entre Madeleine et Scottie est soulignée dans le cadre
par leur posture à l’un et l’autre (elle est assise par terre, lui est debout et la surplombe de sa grande carrure) et par la table clairement mise en évidence entre eux. Un contact finit bien
par intervenir, par inadvertance, quand tous deux se penchent pour attraper la même tasse de thé ; mais il est immédiatement interrompu par un coup de téléphone.

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Ensuite ? La routine perverse semble reprendre ses droits, avec une séquence de filature dans laquelle Scottie trouve toujours autant son bonheur, comme si rien ne s’était produit la veille au
soir. Une disposition que Madeleine est loin de partager, puisque c’est cette fois au domicile de Scottie qu’elle se rend – ce qui rend caduques tous les plans du suiveur-voyeur. Lequel n’a dès
lors plus d’autre choix que d’accepter le pacte que Madeleine a à lui soumettre : vivre ensemble une relation réelle, bijective, intime. Le film s’adapte alors à cette tentative d’un amour
intense et sans retenue, en s’exacerbant visuellement jusqu’à retrouver, et dépasser, l’ardeur de la scène inaugurale du restaurant. C’est le tapis sans fin de feuilles et de fleurs rouges au
pied des séquoias géants au cœur de la forêt où Madeleine et Scottie ont leur première conversation fiévreuse d’amants ; ce sont les vagues s’écrasant violemment contre les rochers formant
l’arrière-plan complètement irréel de leur premier baiser fougueux.

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Mais une menace rode encore et toujours, quels que soient les efforts mis par les amants à repousser au-delà de leur horizon le monde concret qui les entoure. Cette menace est comme toujours
appuyée par la partition de Bernard Hermann, qui s’obstine dans ces moments d’intimité à renouveler le thème angoissant de la filature, appliqué désormais à l’obsession de Madeleine pour la mort,
pour sa mort – c’est la fameuse et inoubliable scène du tronc d’arbre coupé, et de la réplique « I was born here… and I died there ». Scottie lui-même n’arrange rien
en retombant fréquemment dans un rôle mécanique de mari jaloux et exigeant, plutôt que dans celui, plus incertain et délicat, d’amant prévenant et conquis. Au fond de lui, il refuse de baisser la
garde, et de se fondre pleinement dans cette relation fusionnelle.

Le baiser au bord de l’océan marque l’aboutissement d’une grande part de ce que le récit portait en lui. Il est d’ailleurs suivi par un long fondu au noir, puis par une scène qui sonne comme le
début d’un deuxième acte introduit de la même manière que le premier : une discussion entre Scottie et son amie Midge. La séquence suivante reprend à son tour un des motifs initiaux du film, mais
pour un résultat beaucoup plus ironique. Il s’agit du vertige de Scottie, conduisant indirectement à la mort d’un être proche – très proche ici puisque l’on parle de nulle autre que Madeleine.
Tout le monde connait les terrifiants plans qui scandent cette scène, ces travellings compensés (la caméra zoome vers l’avant tout en reculant en travelling ; une invention de Sir Hitchcock)
épousant le point de vue de Scottie regardant vers le bas du clocher de l’église et sombrant dans son vertige.

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La prouesse visuelle a surtout pour rôle d’appuyer une prouesse narrative encore plus impressionnante : avec cette scène, Vertigo concrétise en effet son deuxième suspense, la
folie de Madeleine, au moment même où l’on pouvait commencer à croire que le premier suspense, la concrétisation de la romance des deux héros, semblait en mesure de parvenir à le supplanter. Pour
bien enfoncer le clou de ce renversement tétanisant, Hitchcock fait s’enfuir son héros, de plus en plus médiocre, du lieu du drame, en catimini, au lieu d’apporter son aide.

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Une nouvelle scène volontairement lisse, presque quelconque (le rapide procès disculpant Scottie de toute responsabilité directe dans ce qui vient de se produire) sert de temps mort faisant
retomber la tension, de respiration entre les deux moments les plus forts de Vertigo : la mort soudaine de Madeleine, et le cauchemar de Scottie. En rassemblant dans celui-ci de
manière chaotique toutes les pièces du récit, en y bousculant violemment les fondations de la structure formelle de son film (qui devient l’espace d’une séquence un collage hétéroclite
d’animation, de filtres colorés agressifs et empilés, de têtes séparées de leur corps, de silhouettes expressionnistes et de personnages de tableaux qui prennent vie) et en laissant carte blanche
à Hermann pour relier le tout, Hitchcock réalise ce qui est peut-être bien la séquence cauchemardesque la plus ahurissante de tout le septième art.

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Ce cauchemar pourrait – et devrait, si Scottie n’était pas aussi borné et le cinéaste-marionnettiste qui le contrôle aussi déterminé à faire payer son personnage (pour exorciser par procuration
ses propres fantasmes ?) – signer la fin de l’histoire. La séquence suivante à l’hôpital, où Midge vient au chevet de Scottie (c’est elle son véritable amour, même s’il refuse aveuglément de le
voir) et l’accompagne dans sa convalescence, en serait alors l’épilogue adéquat. Il n’en sera rien. Scottie est obnubilé au-delà de toute rémission, et une fois remis sur pied passe ses journées
à retourner sur les différents lieux marquants de sa passion pour Madeleine. Il n’y trouve bien sûr rien qui puisse calmer son manque ; le script d’Hitchcock pousse le sarcasme jusqu’à
mettre sur son chemin des leurres ayant l’effet inverse – renforcer son accablement en le redoublant de la honte de montrer à la face du monde qu’il est le jouet de ses fantasmes. Le control
freak
, qui poussait cette obsession jusqu’à limiter au strict minimum toute interaction avec l’extérieur, perd sous nos yeux toute miette de contrôle.

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Et puis en pleine rue, pour la seconde fois, une femme en robe verte surgit dans sa vie. Elle se prénomme Judy, mais la transformation physique de Kim Novak qui accompagne ce changement de rôle
est tout de suite divulguée par Hitchcock, de la manière la plus frappante qui soit : l’utilisation de l’exact même plan de profil que lors de la première apparition de Novak/Madeleine au
restaurant. Quelques minutes plus tard, le réalisateur sera tout aussi prompt à révéler par un flashback ce qui s’est vraiment passé dans la tour de l’église. Une confidence faite uniquement au
spectateur, dans le dos d’un Scottie maintenu dans l’ignorance de l’arnaque dont il a été le pion ; ce qui contribue à nous dissocier une fois de plus de ce dernier. Par cette insertion
d’une scène qui rompt, pour la seule fois du récit, avec le point de vue subjectif de son protagoniste central, Hitchcock donne à ce qui va suivre – les efforts de Scottie pour reproduire le
processus de métamorphose de Judy en Madeleine – une tonalité pathétique qui éclipse à nos yeux ce que l’opération peut avoir de magique pour Scottie. Tout ce que l’on voit, c’est un homme dont
le savoir tronqué va le mener à sa perte, là où une compréhension – ou bien une ignorance – totale l’aurait sauvé.

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Le montage de la manière dont Scottie rassemble un à un les éléments qui lui permettront de recréer Madeleine marque le retour au fonctionnement du film depuis ses premières scènes. A nouveau
Hitchcock nous fait partager le quotidien de Scottie, sa volonté de contrôle absolu sur les événements. Mais c’est maintenant contre notre gré que l’on suit dans son délire un homme aux buts et
au comportement aussi violents (l’aparté qui le montre faire une clé de bras à Judy, les yeux exorbités, est sans appel). Pour l’époque, le cadre dans lequel Vertigo a été
réalisé et l’acteur utilisé pour le rôle, un tel traitement du personnage principal est unique en son genre – et a probablement participé à l’échec critique et commercial initial du film.
Pourtant, Hitchcock ne cherche ni à justifier les actes de Scottie, ni à échafauder un quelconque suspense sur le succès ou l’échec de la tâche qu’il s’est lui-même assignée. La mise en branle de
celle-ci est immédiatement accompagnée d’un avertissement : dans la chambre d’hôtel où Scottie expose son plan à Judy, les couleurs rouge et verte s’entremêlent sans frontière claire sous
l’effet des néons de la façade et des reflets divers. Autrement dit : si tant est que Scottie réussisse et que la vérité lui soit à son tour révélée, celle-ci sera synonyme d’un monde
incohérent, incompréhensible – fou.

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Et quand Scottie arrive effectivement à ses fins, Hitchcock manipule à nouveau la lumière de la scène pour faire apparaître Judy/Madeleine littéralement sous la forme du fantôme qu’elle
est devenue, coincée dans ces limbes où se rejoignent le rouge et le vert. La reproduction qui suit du cadrage de l’indélébile premier baiser de Madeleine et Scottie ne dupe que ce dernier,
persuadé d’avoir acquis ce qu’il voulait. Nous, nous savons qu’il n’a fait que ressusciter un spectre sans consistance, une mascarade, et qu’en chemin il a perdu deux femmes prêtes à l’aimer,
Midge et Judy elle-même (dont les sentiments pour Scottie nous ont été révélés au moment de la trouée créée dans le récit par le flashback du clocher). La musique d’Hermann est catégorique quant
à la tonalité réelle de la scène : le thème instrumental joué alors pourrait être romantique, si la répétition de son motif central ne s’emballait pas aussi nettement à chaque nouveau passage
jusqu’à devenir franchement menaçant à force de déployer tant d’énergie démesurée et incontrôlable.

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La fin vers laquelle conduit Vertigo ne fait alors déjà plus de doute. Elle sera déclenchée par un détail, un moment d’inattention de Judy (elle porte un collier appartenant à
Madeleine) qui met brutalement fin au conte de fées délirant de Scottie. Son soi-disant amour se révèle alors pour ce qu’il était réellement depuis le départ : une absolue obsession narcissique,
qui n’accepte ni l’échec ni la compromission. Sa violence physique et verbale (il répète mécaniquement ses questions et accusations en hurlant toujours plus fort) monte encore d’un cran par
rapport à la nervosité dont il faisait preuve au cours du remodelage de Judy en Madeleine. Etant pour sa part réellement amoureuse, Judy lui offre pourtant une nouvelle chance de pardonner,
d’oublier, de se joindre à elle dans une union complice et dévouée, mais non : à sa supplique « Tell me you love me », Scottie répond « There’s no bringing her back ». On pourrait lui rétorquer « There’s no bringing you
back (from your sick addiction) », mais Hitchcock s’en charge pour nous. Car si Scottie n’est pas concrètement le meurtrier de Judy, il est ce qui s’en rapproche le plus par son comportement
à son égard – il l’a tuée symboliquement dès le moment où il a refusé son identité propre au profit de celle de Madeleine. Il ne mérite donc aucune rédemption : et pour cette raison, le générique
survient immédiatement après la chute de Judy, et fige Scottie pour l’éternité dans sa posture de coupable impuissant à rattraper ses actes. Le spectateur ne finit pas en bien meilleur état,
malmené en profondeur par la spirale infernale d’une histoire qui sanctionne tour à tour par une fausse chute mortelle l’émergence d’une vérité (le baiser entre Madeleine et Scottie) ; puis
par une vraie chute mortelle l’émergence du mensonge qu’était la manipulation de Scottie par son commanditaire.

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2 réponses à “Terminons l’année par un chef-d’oeuvre : Vertigo, d’Alfred Hitchcock (USA, 1959)”

  1. [...] de Hitchcock, entre les derniers – et incroyablement flamboyants – feux allumés entre 1958 (Vertigo) et 1963 (Les oiseaux) et une fin de carrière plus laborieuse et lugubre. Ce statut affecté au [...]

  2. [...] temps de méditer sur le fait que quand il ne l’utilise pas dans un rôle ambigu et sombre (Vertigo) mais de héros droit et « normal », Hitchcock a bien du mal à faire quelque chose [...]