• Syngué sabour, d’Atiq Rahimi (France-Allemagne-Afghanistan, 2012) et La demora, de Rodrigo Pla (Uruguay, 2012) : le cinéma d’auteur en manque de second souffle

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Où ?

Respectivement au ciné-cité les Halles et au Nouveau Latina

Quand ?

Dimanche après-midi, à 14h puis 16h

Avec qui ?

Seul, et avec MaBinôme

Et alors ?

Parmi la masse excessive de films estampillés « cinéma du monde » sortis le mercredi 20 février (sept – comment peuvent-ils espérer émerger commercialement, dans l’ombre de quatre gros films commerciaux qui plus est ?), je suis allé en voir deux, Syngué sabour et La demora. D’un continent à l’autre, des drames d’un pays en guerre aux problèmes d’une société en paix, ils n’avaient a priori rien en commun. Mais au fond, ils partagent les mêmes atouts notables et limites frustrantes. Ils représentent à ce titre un phénomène répandu dans le cinéma d’auteur, dont ils sont loin d’être les seuls exemples. Nombreux sont les réalisateurs à pêcher un sujet puissant, favorisant le déploiement d’une mise en scène inspirée, puis à pécher par manque de vaillance et de hardiesse, en se contentant d’exploiter cette première idée sans aller plus loin.

Atiq Rahimi (qui adapte son roman récompensé du prix Goncourt) et Rodrigo Pla (dont j’avais beaucoup aimé La zona) sont aujourd’hui de ceux-là. Les situations de départ qu’ils imaginent sont de formidables moteurs à fiction et à réflexion : une femme qui se surprend à pouvoir livrer tous ses secrets et vexations à son mari soldat maintenant qu’il est plongé dans le coma chez Rahimi ; chez Pla une autre femme, devant subvenir seule aux besoins de ses trois enfants tout en ayant à sa charge son père atteint de la maladie d’Alzheimer. Pendant la majeure partie de leurs films respectifs l’élan reçu de l’impulsion de départ suffit à la réussite de l’entreprise des deux cinéastes, qui partent dans des directions opposées. La demora prend la forme d’une description, dépouillée de tout artifice, d’une situation concrète, ancrée dans la réalité. Pla détaille cliniquement, sans affect, une première journée laborieuse de Maria, ordinaire jusque dans l’égarement de son père Agustin dans la ville ; puis une deuxième, où le refus d’un foyer d’accueillir Agustin fait craquer Maria, qui abandonne son père dans l’espoir qu’une équipe du Samu le recueille et lui trouve en urgence une place en foyer. Pla ne porte aucune accusation, n’assène aucun reproche. Il se pose modestement en témoin d’une condition sans lueur au bout du tunnel.

À l’inverse, Syngué sabour se détache du monde et embrasse pleinement le genre de l’allégorie. Après une entame impressionnante en forme de science-fiction post-apocalyptique (immeubles en ruine, règne du chacun pour soi pour pallier à la pénurie de ressources vitales – on pense aux Fils de l’homme), le récit s’établit dans un décor nu et quasi unique, avec des personnages sans nom, porteurs d’enjeux plus absolus que circonstanciels et individuels. Le théâtre filmé ne menace jamais, car Rahimi prend soin de faire œuvre de cinéma par la lumière, les choix de placement et de mouvements de la caméra, le montage surtout (très beaux flashbacks et ellipses). Au fil des confidences de l’héroïne, magnifiquement incarnée par Golshifteh Farahani, la question de l’émancipation féminine devient de plus en plus vive, qu’elle passe par la liberté sexuelle et de parole ou par l’exigence d’égalité avec les hommes.

Il n’y aurait rien à ajouter, hormis plus de louanges, si Syngué sabour n’était pas pris d’une soudaine retenue au moment de faire la révélation la plus terrible. Rahimi repousse ce franchissement du gué, qui le forcerait à poursuivre son histoire sur des terres non balisées, au-delà de la zone de confort garantie par le traitement de l’idée de départ. Il temporise, brode de fines variations sur des points déjà abordés, cherche sans cesse à s’écarter, même pour quelques instants, de ce monologue intime et violent infligé à un auditeur captif. C’est frustrant, car celui-ci constitue le cœur ardent de son œuvre, qui ne demande qu’à exploser. Rahimi bride le pouvoir potentiellement infini de la parole de son héroïne, préférant faire coïncider la fin de sa harangue cathartique avec le terme du film, et ainsi s’éviter d’avoir à penser l’après. Pla fait preuve d’une faiblesse similaire dans la dernière partie de La demora, réduite au suspense mécanique de la recherche du père. Les effets de deus ex machina (un personnage qui arrive à un endroit juste après qu’un autre l’ait quitté, ce genre de choses) prolongent artificiellement cette fraction du récit, et mettent entre parenthèses les problématiques humaines soulevées par le geste de Maria –jusqu’où peut aller le dévouement individuel, qui porte la culpabilité. Celles-ci ne referont malheureusement pas surface, le film s’interrompant comme Syngué sabour à peine le suspense de façade dénoué, laissant le reste inachevé.

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