• Soupçons et L’ombre d’un doute, de Alfred Hitchcock (USA, 1941 & 1943)

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!

Où ?

A la cinémathèque

Quand ?

Deux samedis de suite, en fin d’après-midi à chaque fois, fin janvier

Avec qui ?

Respectivement seul et avec mon compère de cinémathèque

Et alors ?

C’est pour des films comme ces Soupçons et cette Ombre d’un doute qu’Alfred Hitchcock s’est retrouvé couronné du titre de « Maître du suspense » – alors même que les deux films sont particulièrement anti-spectaculaires, reposant sur un duel intime et feutré entre un homme et une femme et repoussant leur unique scène d’action en toute fin de programme. Mais voilà, la propagation du suspense, de la manipulation et de la suspicion qui rayonne de la première à la dernière minute de l’un et l’autre long-métrage est parfaite ; proprement inattaquable. Cette exemplarité est telle que lorsque l’on en prend conscience, vers la mi-parcours, le passage à un état d’ivresse euphorique n’est pas à exclure face au fait de se voir gratifié d’un tel présent. La bonne nouvelle étant bien sûr qu’entre cet instant et la fin, aucun faux pas, même minime, ne vient crever ce nuage qui nous fait flotter plusieurs mètres au-dessus du sol.

Soupçons est le plus cristallin des deux, car les bases du drame y sont d’une simplicité admirable. Un homme (Johnnie / Cary Grant), une femme (Lina / Joan Fontaine), un coup de foudre (comme Hitchcock le pensait et aimait à le dire, toute histoire peut se résumer à « boy meets girl »), rapidement terni par la personnalité équivoque du premier – fauché mais dépensier, et visiblement modéré par aucune notion morale dès lors qu’il s’agit de s’approprier de l’argent. On peut ajouter à la formule un élément annexe, un ami fortuné de Johnnie qui sert d’exemple préliminaire des effets retors de la présence de ce dernier, avant que ceux-ci se concentrent in fine sur Lina elle-même. Ces effets se positionnent dans la zone grise entre la réalité des faits et les fantasmes qui régissent leur interprétation, avec pour déclencheur la présomption de culpabilité. Une arme redoutable au possible, puisqu’elle fournit quasiment en toutes circonstances une explication rapide et satisfaisante à un accident litigieux – il suffit d’accuser la personne avec un caractère et/ou des antécédents troubles – mais voile de ce fait la capacité à élaborer un jugement lucide et réfléchi. En ne se détachant jamais du point de vue de Lina, Soupçons est un remarquable traité de présomption de culpabilité. Les actions douteuses de son mari et les malheurs qui touchent son entourage sont confinés dans un hors champ aux proportions gigantesques. Le scénario ne donne à voir que la partie émergée de l’iceberg, l’interprétation à l’aveugle des événements par Lina sur la seule base de ses convictions et angoisses.

Mais ce principe tragique élémentaire (une femme grossit les défauts de son époux qui sont venus ternir le tableau idyllique de leur mariage) est contaminé par une seconde pensée tout aussi subjective, mais à contre-courant : Lina est et reste folle amoureuse de Johnnie. Ce sentiment va naturellement de pair avec une présomption d’innocence inaltérable, qui conduit donc lentement mais sûrement Lina vers une schizophrénie extrême ; elle est à la fois l’accusatrice et l’avocate de Johnnie. Elle lui prête les pires intentions et mauvaises actions (meurtres prémédités, fabrication de faux alibis), mais se refuse à en faire part à qui que ce soit. Cette versatilité mentale infléchit le cours de Soupçons vers une déréalisation hallucinatoire – comme c’était le cas pour Rebecca tourné l’année précédente par Hitchcock, avec la même Joan Fontaine dans le rôle central – qui atteint son paroxysme dans la fameuse scène du verre de lait, que Johnnie apporte à Lina avant la nuit et que cette dernière refuse de boire, persuadée qu’il est empoisonné. La réalisation de Hitchcock confère à la séquence une puissance inenvisageable sur le papier, en tournant le dos à une captation objective d’une action banale (un personnage monte un escalier avec un verre de lait destiné à un autre personnage) et en utilisant l’image comme révélateur des enjeux silencieux de l’instant. Le mouvement d’appareil complexe et magistral qui part d’un plan large embrassant tout le hall de la demeure de Johnnie et Lina, et s’achève en gros plan sur le verre de lait, et encore plus l’éclairage tranché – tout le décor est plongé dans l’obscurité, à l’exception d’une unique lumière située dans le verre – disent tout ce qu’il y a à dire avec plus de talent que le mieux écrit des dialogues. Et placent cette courte scène à la croisée des chemins de multiples genres : thriller bien sûr, drame, cauchemar, film de fantômes…

Soupçons ne s’achève pas sur ce climax mais sur une confrontation entre les deux personnages… qui se permet brillamment de ne rien conclure. C’est encore et toujours la faute de ce satané point de vue subjectif : Lina expose tous ses doutes et tourments à Johnnie, qui oppose à chacun une explication ne faisant pas de lui un terrifiant et méticuleux assassin. Il ne s’agit là que d’une proposition de récit alternative, ni plus ni moins valide mais ayant le mérite de flatter et renforcer la part de Lina qui est folle amoureuse de Johnnie, et ainsi de mettre fin – temporairement du moins – à son dilemme intérieur. Cependant, ne nous y trompons pas : des faits réels, et de la personnalité véritable de Johnnie, nous ne savons rien quand le rideau se referme sur Soupçons.

La mécanique de L’ombre d’un doute est à la fois similaire, et opposée. Similaire, car on assiste là aussi à un affrontement entre un homme ambivalent (« Uncle Charlie » / Joseph Cotten) et une femme (« Young Charlie » car Charlotte / Teresa Wright) écartelée car ressentant de l’admiration pour lui tout en le soupçonnant de crimes terribles. Opposée, parce qu’il nous est dévoilé assez vite que ces suspicions sont fondées et que l’individu tant estimé est effectivement un meurtrier. La finalité du film change en conséquence : il n’est plus question de savoir (ou de se convaincre que l’on sait), mais trouver comment réagir à ce savoir nouveau. Le nœud du problème par contre ne change pas, mais est simplement déplacé. Car si la subjectivité déformante de l’héroïne ne se met plus en travers de sa quête de la vérité, celle toute aussi faussée du reste de la communauté bloque la révélation au grand jour de la culpabilité d’Uncle Charlie. Et comme dans Soupçons, ce pouvoir de la subjectivité et l’incapacité qui en découle à voir les gens pour ce qu’ils sont réellement engendrera un dénouement tout ce qu’il y a de plus ambigu, qui laisse irrésolue une grande part des drames et mystères.

En ce qui concerne plus spécifiquement le personnage féminin, qui est tout de même l’élément essentiel du récit, L’ombre d’un doute ne déroule pas une spirale infernale menant droit à l’isolement dans la folie comme le fait Soupçons. Le chemin suivi ici est une ligne sensiblement droite, bien que semée d’obstacles, avec comme lumière au bout du tunnel l’émancipation de Young Charlie. Et le moteur dramatique du film est de ce fait un duel, à armes sensiblement égales, entre les deux Charlie. Les deux belligérants sont astreints à la discrétion et à l’étouffement de toute forme de violence, car leur affrontement doit se dérouler le plus longtemps possible à l’insu des autres – il s’agit pour Uncle Charlie de ne pas abîmer son image d’homme idéal, et pour Young Charlie d’attendre la faute ou la preuve irréfutable sans laquelle ses accusations se briseront contre les sentiments favorables qu’Uncle Charlie inspire chez tous. C’est la mise en scène qui, avec doigté et talent, met au premier plan pour le spectateur cette lutte qui reste secrète voire invisible pour les protagonistes de l’intrigue. L’intelligence du découpage mis en place par Hitchcock, et de ses choix de cadrages, est à ce titre extraordinaire. Il isole ainsi ses personnages principaux, et les assauts qu’ils lancent, au milieu de scènes de groupes (très intelligemment, le contexte du récit fait que les deux Charlie ne se retrouvent presque jamais seuls en face-à-face) dont l’objet général est tout autre, sans pour autant dénaturer ou affaiblir celles-ci. Les deux niveaux de compréhension et d’attention au drame – ceux qui savent, et ceux qui ne savent pas – sont maintenus en parallèle d’un bout à l’autre du film.

Les portraits des deux combattants qui sont dressés au travers de leur duel sont superbes de complexité et de pertinence. Elle, bien que très sentimentale au sens où sa conduite est guidée par les émotions positives ou négatives qu’une situation lui inspire, est libre de la contrainte habituelle des personnages féminins au cinéma : la romance, et donc fréquemment le rabaissement au rang de faire-valoir d’un héros masculin. Lui est un des plus fascinants méchants ayant existé à l’écran, car doté de qualités réelles (et dont son potentiel de séduction découle naturellement, sans nécessité d’un effort manipulateur de sa part) en sus de ses actes criminels ; et car ceux-ci découlent d’un excès de morale, plutôt que d’une quelconque déficience ou perversion qui le rendrait aisément haïssable. Uncle Charlie est un être incontestablement troublant, dérangeant, et qui emporte sa nature impénétrable avec lui dans la tombe. C’est certainement en accord avec cet aspect du film que Hitchcock s’en tient, pour toute évocation directe – c’est-à-dire autre que des coupures de journaux ou des affirmations de policiers – des meurtres d’Uncle Charlie, à un motif extrêmement abstrait : un court plan d’une salle de bal où des couples dansent sur une valse – Le beau Danube bleu – donnant son surnom au tueur recherché. Le lien entre ce plan, répété à trois reprises, et le reste du film ne repose sur rien de factuel ; ce qui en fait une sorte de commentaire onirique, de résurgence mentale inspirée par le drame à la fois central à l’intrigue (c’est de lui que tout résulte) et révolu. Le procédé évoque de façon suffisamment forte celui à l’œuvre en ouverture de Mulholland Drive pour pousser à se demander si Lynch ne s’est pas directement inspiré de Hitchcock sur ce coup.

Laisser un commentaire