• La vie sans principe, de Johnnie To (Hong Kong, 2011)

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Où ?

Au cinéma la Bastille

Quand ?

Vendredi soir, à 22h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Par rapport aux habitudes passées du stakhanoviste qu’est Johnnie To, l’attente de trois ans entre Vengeance, son dernier long-métrage sorti en France, et cette Vie sans principe qui en est le successeur, n’est pas loin de passer pour aberrante. To nous avait accoutumés à compter plutôt en mois l’écart entre deux de ses films. Plusieurs raisons semblent s’être cumulées pour aboutir cette fois à un silence prolongé : une coupure réelle de deux ans, un film non montré chez nous, et presque un an d’attente entre la présentation au Festival de Venise 2011 de La vie sans principe et sa distribution – très limitée. To n’était-il qu’une mode passagère, et désormais périmée, sans raison ? Ou le fait que La vie sans principe le voit s’écarter du cadre où s’est faite sa renommée – les films de gangsters, vitrine du cinéma de Hong Kong – a-t-il provoqué un rejet réflexe et pas très fin ?

Il faut espérer que la réponse à ces deux questions est négative, car La vie sans principe, sans s’ajouter à la liste des chefs-d’œuvre du réalisateur, est un très beau morceau de cinéma. To et sa creative team (ainsi que sont crédités au générique les auteurs de son studio Milkyway) ont tissé une toile narrative riche et excitante, film choral à quatre personnages principaux et au scénario saupoudré d’éléments à la Rashomon. On va revoir selon le point de vue de chacun plusieurs des événements des deux journées couvertes par le récit, à la fin desquelles leur vie aura pris un nouveau tour radicalement différent. Au cours de ces quarante-huit heures, Teresa la conseillère bancaire, « Panthère » le voyou dévoué à sa triade, et le couple formé par l’inspecteur Cheung et sa fiancée (dont l’histoire est bien faiblarde comparée aux autres) se retrouvent tous directement impactés par les fluctuations délirantes des marchés financiers, qui les amèneront au bord du précipice. Les chemins détournés empruntés par le scénario pour en venir à ce point sont le fruit d’une inspiration très féconde et d’un plaisir gourmand du conte. La vie sans principe trouve le bon dosage entre la complicité avec le spectateur et la manipulation à son encontre, pour nous surprendre sans cesse tout en nous gardant dans le même camp que lui et ses héros.

Comme toujours ou presque avec To, ce parti pris est celui des individus sans histoire et honnêtes contre les systèmes tentaculaires et écrasants. Ce dernier rôle était tenu d’ordinaire par les diverses factions de la mafia locale, qui laissent donc cette fois la place à la finance mondialisée (le film inclut un krach boursier dû à un énième soubresaut de la crise de la dette grecque) et échappant à tout contrôle. L’émergence de cette nouvelle force titanesque à la manœuvre justifie le geste du cinéaste de délaisser le film de gangsters. Les histoires de gendarmes et de voleurs se sont en effet elles-mêmes diluées dans les flux financiers et l’attrait pour l’argent facile : l’inspecteur Cheung est interrompu en plein travail par sa femme pour décider de l’achat d’un appartement hors de prix, Panthère s’avère être le dernier « frère » fidèle à l’esprit de la triade, quand tout le monde autour de lui s’est laissé attirer par des carrières plus lucratives. Avec le changement d’environnement opéré pour La vie sans principe, To prend acte de cette nouvelle donne.

Mais il ne se laisse certainement pas démonter par elle. Sa mise en scène reste toujours aussi virtuose et inventive, capable de créer du suspense dans n’importe quelle situation, sur une base même infime. La vie sans principe regorge de tels moments, à un ou deux protagonistes enfermés dans des bureaux aveugles et aux prises avec des ordinateurs ou autres objets inanimés, qui par la seule force des cadrages et du découpage font grimper notre rythme cardiaque et notre tension. To donne à son histoire la forme d’un thriller étouffant, et simultanément l’esprit d’une farce amorale et allègre. Une part des péripéties et des figures du récit sont ouvertement excessives, bouffonnes, tel Panthère, son QI déficient, ses tics incessants (après Mad detective, To offre une nouvelle fois à l’acteur Lau Ching-Wan l’occasion de jouer un rôle borderline, captivant et dont il fait des merveilles) ; mais aussi l’usurier ou encore l’agression dont ce dernier est victime. Cette part est suffisamment importante pour infléchir le ton général du film, le tirer vers la facétie qui est finalement tout ce que mérite cette finance devenue folle. La pirouette joyeuse qui conclut La vie sans principe est à considérer en ce sens : puisque toutes ces opérations complexes et brassant des millions ne sont pas beaucoup plus évoluées que des paris de casino, il n’y a pas de raison que leur issue soit forcément défavorable aux personnages.

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