• La servante, de Kim Ki-young (Corée, 1960)

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Où ?

Au MK2 Beaubourg, où le film est présenté (dans la grande salle s’il vous plait) dans une superbe copie restaurée

Quand ?

Samedi soir, à 22h

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

La servante n’est pas ce que l’on appelle un classique intemporel. Il appartient à une forme passée et facile à dater du cinéma, lorsque la violence graphique explicite n’avait pas droit de cité sur les écrans. Cela laissait l’opportunité d’occuper tout le champ à un autre type de figuration de la violence, plus allusif – et plus cinématographique, puisque cette forme de représentation de la violence repose non pas sur ce que contient le cadre mais sur la composition de celui-ci, par l’agencement des plans, les mouvements de caméra, le montage. La servante appartient à un groupe de films, faits à cette période charnière du début des années 1960, qui ont porté les derniers coups à ce système de plus en plus vacillant de non-représentation frontale de la violence. Si le Psychose de Hitchcock parait tout désigné pour être le chef de file du groupe, alors La servante serait son bras droit, à la fois foncièrement fidèle et dans le même temps à la limite d’être incontrôlable, tant il se montre féroce et excessif dans ses actes.

Le dispositif et les mécanismes de La servante affichent toute la force du lien entre le cinéaste coréen Kim Ki-young et le maître Hitchcock. Car on a affaire là à une œuvre éminemment hitchcockienne, de multiples façons. La plus franche est la résolution de Kim Ki-young à transformer toute la charpente concrète du récit en combustible, servant à alimenter un propos qui se développe à un tout autre niveau. Il n’y a pas une scène, pas un lieu, pas un personnage qui existe pour soi, de manière naturaliste dans La servante. Tous et toutes ont une fonction et un destin qui s’inscrivent dans un cadre symboliste, qui vise comme chez Hitchcock à la représentation visuelle de questions et angoisses psychologiques (voire psychanalytiques). Ici c’est le foyer, dans ses deux acceptions matérielle – la maison – et sociale – la famille –, qui est au cœur des manipulations perverses déployées par le film. La maison, on ne la quittera quasiment jamais (ou alors pour de courtes séquences à visée uniquement fonctionnelle, qui nous y renverront aussi sec), et surtout on ne quittera jamais des yeux ce qui en fait un espace clos. Les plans méticuleusement définis de Kim Ki-young assurent que murs et plafonds sont en permanence intégrés au cadre, et leur présence massive provoque un sentiment d’écrasement qui s’ajoute à l’irrespirable captivité que tous les occupants du lieu s’infligent les uns les autres.

Car La servante est plus qu’une histoire à sens unique où un élément étranger fait dérailler un univers homogène. La femme de chambre engagée dans une famille pour soulager la maîtresse de maison à l’approche de la naissance d’un troisième enfant ne tarde certes pas à pousser le mari à coucher avec elle, et par un stratagème particulièrement retors en plus. Mais la confrontation affichée entre son tempérament frustre et mal éduqué, et une famille se réclamant de la classe moyenne supérieure (et aspirant à poursuivre son ascension), relève de la fable. Les employeurs ne sont ni plus nobles ni moins machiavéliques que leur domestique – ils cachent juste mieux leur jeu, et l’enrobent sous des formules et des actions plus sophistiquées. C’est pour cela que la roturière les terrifie à ce point : elle suit la même partition qu’eux, mais à plein volume et non en sourdine. Ce faisant elle met à nu les jeux de domination malsains auxquels ils s’adonnent, du matin au soir, y compris entre eux et quels que soient leur âge et leur sexe. Ainsi le fils cadet du couple a déjà des manières de tyran, en bon héritier de toute une tradition d’absolue domination masculine de la société coréenne ; quant à la mère, elle fait étalage de son savoir-faire dans l’art des manœuvres détestables et subtiles, qu’elle s’est forgée au fil des années afin de garder en sous-main la maîtrise de la situation.

L’arrivée de la femme de chambre est l’étincelle qui enflamme ce bouillon de culture de malveillance. Et La servante dresse crûment le constat de la propagation, terrible et inexpugnable, de l’incendie qui en résulte. En phase avec les mauvaises manières de son héroïne (on sent dans le film un regard grinçant et volcanique sur les rapports de classes), Kim Ki-young déchire le vernis hypocrite de respectabilité du foyer et cherche à révéler la folie tapie sous la surface. Molesté par la mise en scène, succession échevelée de coups d’éclat visuels et sonores furieux, ce foyer perd toute matérialité et toute sérénité. Ces décombres deviennent la matrice d’un objet cinématographique monstrueux, un cauchemar agglomérant tous les genres qui placent l’homme face à ses démons internes : la tragédie antique, le film noir et ses femmes fatales, le film d’horreur et ses fantômes. Kim Ki-young orchestre brillamment le crescendo délirant de ce cauchemar, avec pour fil d’Ariane un accessoire tout simple. Presque un McGuffin (on en revient à Hitchcock) : un flacon de mort aux rats, qui navigue de placard en tiroir et de main en verre – La servante cite évidemment à cet effet Soupçons, dans un travelling sur un verre empoisonné amené dans une chambre en haut d’un escalier. Et si de ce cauchemar-là, les personnages se réveillent en sursaut au final, c’est uniquement pour retrouver l’incertitude qui caractérise le cinéma moderne, né de films tels que La servante : impossible pour eux comme pour nous d’être sûr que le ici et maintenant du récit n’est pas factice ou sur le point de se désagréger.

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