• La fin à (gros) problèmes de Breaking bad

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Breaking bad a eu sa fin idéale : celle que lui offrait l’an dernier l’épisode 5X08, avec le triomphe absolu de Walter White dans son entreprise criminelle, au terme d’une demi-saison orchestrée à la perfection vers ce point d’orgue immoral. Le choix de repartir malgré tout pour un tour, et de raconter la ruine de cet empire de la drogue, a tout de même débouché sur une offre de conclusion presque aussi valable… à l’occasion de l’avant-dernier épisode, le 5X15. Certes, il a pour cela fallu en passer par une quantité de couleuvres narratives à avaler – le redémarrage des hostilités à l’ultime seconde du 5X08, grâce à une découverte miraculeuse relançant l’enquête de Hank ; la révélation tout aussi improbable qui frappe Jesse dans le 5X11 et le pousse à se retourner contre Walt… – proche d’égaler le nombre de scènes brillantes distillées par la série (tout ce qui touche à la dévastation des relations entre les couples Walt & Skyler et Hank & Marie atteint une intensité dramaturgique exceptionnelle). Mais au bout du compte, on pensait y trouver son compte avec cette remarquable idée de l’exil imposé à Walt, condamné à mourir à petit feu de son cancer, seul, sa fortune accaparée par d’autres, et ses proches subissant les conséquences de ses méfaits à sa place – Skyler face à la justice officielle, Jesse esclave du nouveau pouvoir officieux (le cartel qui a repris le business). Une fin si puissamment tragique qu’elle aurait tout à fait été à sa place dans une pièce shakespearienne ou un roman dostoïevskien.

C’est là que les vrais problèmes commencent ; quand il apparaît que Breaking bad rechigne tout autant à faire gagner Walt (option n°1, dans le 5X08) qu’à le faire perdre si durement que ses proches vont grandement en souffrir eux aussi (option n°2, dans le 5X15). La série veut le beurre et l’argent du beurre – que les méchants soient châtiés et que les gentils s’en tirent sans dommages, ou alors aussi réduits que possible. Au passage Breaking bad révèle son vrai visage, en décrétant soudain une division binaire de ses personnages entre ces deux camps des « bons » et des « mauvais », posés comme absolument incompatibles. L’ambiguïté morale est jetée aux oubliettes, et l’ultime épisode (5X16) prend des allures de Jugement Dernier où l’on trie une fois pour toutes le bon grain de l’ivraie. Au vu de l’insistance qu’elle met à cette occasion à traiter scrupuleusement tous les cas, même de second rang, la série semble tout à fait sérieusement vouloir nous faire avaler l’illusion selon laquelle le monde pourrait ainsi être purifié pour de bon. Qu’il n’y aura plus de malheur pour ceux qui ont été sauvés car ils étaient naturellement purs, ou bien repentis, et qu’il n’y aura plus de trafic de drogue, en tout cas plus dans leur environnement proche.

La mise en application de cette vision strictement dogmatique du monde, qui ne pense pas en termes de société mais de clans distincts (une sorte d’isolationnisme égoïste, façon « not in my backyard » poussé à l’extrême) provoque de sévères difficultés dès lors que se mettent en travers de son chemin des éléments qui ne rentrent pas dans les cases. Situation qui se produit à pas moins de quatre reprises dans la résolution de Breaking bad : quand des innocents sont exécutés, quand des méchants doivent être éliminés, pour régler les cas de Jesse et bien évidemment de Walt. Les morts d’innocents restent sans conséquences – littéralement. La série répugne à les filmer (un plan fugace à chaque fois) et, plus grave encore, n’assume pas du tout le drame qu’elle inflige de la sorte à ceux qui survivent. Marie sans Hank, Jesse sans Angela sont mis sur la touche une fois veufs, et leurs rares apparitions les montrent quasiment inchangés par le deuil. Car ils font partie des gentils, à ce titre sauvés à la fin de l’histoire ; et aucune ombre, aucun malheur ne doit venir ternir cet état béni. À propos de Jesse, trouver son nom dans cette liste des gentils ne va pas naturellement de soi. Pour les scénaristes non plus semble-t-il, à voir comment ils en rajoutent dans le dernier épisode pour en faire une figure christique, par son allure avec cheveux et barbe et par cette ahurissante scène de rêve qui le dépeint en ébéniste, profession si proche de celle pratiquée par Joseph et transmise à Jésus dans la Bible… Si l’on ne se refuse rien en matière de symbolique relative au Nouveau Testament, sur certains aspects ce dernier est néanmoins moins séduisant que l’Ancien – ainsi rien ne vaut cette bonne vieille loi du Talion, quand il s’agit de trancher sans perte de temps le sort que Jesse va réserver à l’assassin d’Angela.

Avant celle-ci, qui vient en dernier, l’élimination des autres méchants est rendue problématique par l’exagération qui a modelé leur écriture. Sous le vernis de leurs swastikas néonazis (histoire qu’on comprenne bien qu’ils ne vraiment sont pas gentils) Breaking bad charge à tel point leur barque, dans le but qu’ils fassent aussi peur que des ogres de contes pour enfants, qu’ils en deviennent peu ou prou invincibles. Surarmés et dotés de moyens financiers inversement proportionnels à leurs freins moraux, ils trônent au sommet de la chaîne alimentaire d’Albuquerque sans personne pour leur arriver à la cheville. Alors comment faire en sorte que Walt puisse les tuer tous sans exception, en plein cœur de leur quartier général qui a tout de la base militaire ? Par un acte de dieu, un deus ex machina. Le coup de pouce du scénario tourne au coup de force, avec cette décision arbitraire et infondée que les méchants fouillent Walt au corps à son arrivée, scrutent la banquette arrière de sa voiture… mais n’ouvrent pas le coffre. Et tant pis s’il s’y cache un complice, une bombe – ou cette mitraillette à déclenchement à distance qui les décime tous en moins d’une minute. Un tel oubli rend tout de suite les choses plus faciles…

…Mais il ne règle pas le dernier et plus important problème auquel est confrontée Breaking bad, par la seule faute de sa doctrine manichéenne et moralisatrice. Afin qu’au final tout soit blanc ou noir, les zones grises étant entièrement éradiquées, celle-ci exige que Walt meure, comme prix de l’expiation du mal qu’il a causé. Mais comment le faire mourir ? Si c’est de la main d’un méchant, alors Walt deviendrait une victime, presque un gentil – inconcevable. Et si un gentil devait s’en charger, alors celui-ci aurait quelque chose en commun avec les méchants – tout aussi inconcevable. Ne reste, une fois encore, que la solution de l’acte divin, œuvre de la main du scénario. Walt a beau souffrir d’un cancer en phase terminale, et s’être mis toute la ville à dos, la rigidité morale abusive de la série fait que c’est une balle perdue qui aura raison de lui. Cinq années, un cancer, une famille en ruine, un empire de la drogue bâti à partir de rien et évaporé, tout ça pour en arriver à une balle perdue comme illusion d’une conclusion (car absolument rien n’est réglé pour tous les personnages qui survivent à Walt). Quel gâchis.

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