• De bien bons bonus (1/2) : The social network

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Si vous ne le saviez pas encore, il n’est que temps de vous mettre au parfum : le réalisateur contemporain dont les films sont accompagnés des bonus les plus intéressants est de très loin David Fincher. Les éditions en DVD de Se7en, Fight club, Zodiac ont en leur temps fait date dans l’histoire du support, et c’est à nouveau le cas pour The social network. Un documentaire central d’une heure et demi, trois quarts d’heure de bonus complémentaires, deux commentaires audio : la quantité de suppléments donne déjà à elle seule envie de dire merci. Et on en savoure chaque minute, à commencer par le plat de résistance constitué par le documentaire « How did they ever make a movie about Facebook ? » qui, derrière ce titre bateau, est une merveilleuse anomalie. Il traite d’un long-métrage appartenant au présent, mais fonctionne selon des codes que l’on a l’habitude de ne voir appliqués que dans les examens rétrospectifs de films classiques datant de plusieurs décennies. Tourné au jour le jour sur les lieux de tournage à Boston puis Los Angeles, il effectue un impressionnant grand écart entre le making of au sens premier du terme (comment on « fait » concrètement un film, scène après scène) et une volonté nette d’aller au-delà de ce traitement univoque ; de joindre le travail intellectuel de la pensée à celui manuel de l’artisanat.

L’excellence, évidente, de toutes les personnes impliquées dans la fabrication de The social network aurait fait de ce documentaire un morceau de choix, même s’il ne s’était contenté que de glorifier la magie permanente du cinéma, qui crée de la fiction crédible à partir de bouts de réalité tronqués ou mensongers. La plupart des scènes majeures du film sont traitées, selon des angles particuliers qui ouvrent les portes de presque tous les secteurs constituant l’équipe de tournage. En toute logique, le fait que tous ceux et celles ayant contribué au long-métrage soient talentueux rend leurs interventions passionnantes. La palme revient inévitablement à la dissection du processus de génération des jumeaux Winklevoss à partir de deux acteurs différents – en plaquant numériquement le visage de l’un (Armie Hammer) sur le corps de l’autre (Josh Pence), qui se retrouve en un sens invisible à l’écran. Une fois encore, un film de David Fincher est le siège d’une révolution numérique clandestine1. Sa dissimulation n’est pas le fruit de la suffisance (qui exigerait du public qu’il mène activement l’enquête pour repérer les prouesses technologiques), mais d’une vérité autrement plus élémentaire : le cœur du film n’est pas dans ses effets spéciaux mais dans son propos humain, composite et intarissable. Le documentaire se saisit à juste titre de cette intention, et la décortique avec la même ardeur. Les interventions des acteurs et du scénariste Aaron Sorkin (Fincher reste quant à lui absent du documentaire, mais se rattrape dans les autres suppléments – cf. plus bas) en marge du tournage contribuent ainsi à une autre révolution : le renversement de la sempiternelle langue de bois et son remplacement par un discours volontiers ambivalent, marqué par une volonté forte d’aller au fond des choses.

Cela vaut pour la finalité du film comme pour la manière, qui se décide quasiment en direct devant nos yeux, de le mener à bien. On sortira plus particulièrement du lot les réflexions du premier rôle Jesse Eisenberg sur ces deux aspects, d’une grande perspicacité, et puis le véritable trésor du documentaire, les images des différends entre Fincher et Sorkin. Tout sauf dissimulés (en particulier au cours des sessions de lecture du script), ceux-ci se révèlent constructifs en diable ; c’est la source essentielle de la phénoménale richesse de The social network. Le fait que le réalisateur et le scénariste aient chacun une vision de la morale du film, des forces qui le pilotent, des jugements à tenir sur les personnages, se retrouve jusque sur l’écran et rendent l’œuvre brillamment complexe.

Les parties de la production qui se situent de part et d’autre du tournage se voient dédier des modules spécifiques : l’apparence visuelle du film, son montage, son mixage, sa bande-son (à laquelle j’ai consacré cet article). Fincher intervient activement dans ces bonus, aux côtés des responsables des différents domaines. L’apport de chaque à la qualité de l’œuvre finale n’en est que plus manifeste, et donne un éclat supplémentaire au travail artistique accompli, déjà si bien mis en valeur dans les propos des intervenants et dans les exemples retenus pour les illustrer. En particulier, la section traitant du montage fournit la plus belle justification qui soit (le documentaire principal et le commentaire audio de Fincher en contiennent eux aussi) au perfectionnisme légendaire et souvent raillé du cinéaste, qui amasse des dizaines de prises pour n’importe quel plan. Cela vient pour partie de sa tendance à avoir une idée extrêmement précise de ce qu’il souhaite obtenir – ce qui est déjà une excellente chose en soi ; à le voir travailler Fincher a de toute évidence un « œil absolu », sensible au moindre détail entrant dans la composition d’un plan. Mais son exigence est également synonyme de liberté : elle ouvre la porte aux expérimentations des comédiens, et lui permet au stade du montage de travailler dans les nuances les plus fines. Ce qui, pour un long-métrage aussi prolixe, complexe et aux dialogues aussi ciselés que The social network, est un atout considérable.

Face à cette somme d’informations et d’explications contenue sur le disque de bonus, les commentaires audio s’effacent quelque peu, bien qu’ils soient eux aussi très riches dans leur contenu. Celui de Fincher en solo est l’occasion pour le réalisateur, en plus de faire preuve d’une liberté de ton rafraîchissante (ses nombreux « fuck » sont bipés, mais heureusement ses références à la nécrophilie ou au cunnilingus ne le sont pas), d’exprimer son respect et son admiration pour le travail des acteurs. Tous ont – au minimum – une séquence dans laquelle Fincher loue une initiative, une improvisation de leur part qui a amélioré le résultat. Par ailleurs, à mesure que le film se rapproche de son dénouement Fincher se fait de plus en plus loquace pour détailler sa vision personnelle de l’intrigue qu’il a portée à l’écran. Un film sur de jeunes gens inexpérimentés, sur leur perte d’innocence ; un drame où personne ne meurt ni ne tombe gravement malade mais où au contraire tous deviennent immensément riches ; une réflexion sur les concepts fluctuants que sont l’amitié, l’inspiration, l’émotivité et la capacité à l’exprimer… Ce sont là autant de phrases précieuses, qui nous éclairent sur les inflexions de sa mise en scène et de sa direction d’acteurs.

L’autre piste audio disponible est un collage de commentaires : ceux du scénariste Aaron Sorkin et des acteurs Jesse Eisenberg, Justin Timberlake, Andrew Garfield et Armie Hammer & Josh Pence. Sorkin ne se fait pas beaucoup entendre, dommage. Au sein des comédiens s’opère une séparation aussi nette que dans le film : Jesse Eisenberg / Mark est bien au-dessus de la mêlée, de loin le plus investi et le plus pertinent, quand bien même les autres ne déméritent pas. Garfield / Eduardo et le duo qui interprète les Winklevoss ont ainsi des échanges intéressants sur la fracture décrite dans le film entre « jeunes » et « adultes », et sur le fait qu’il y a en réalité deux longs-métrages en un (correspondant aux deux procédures judiciaires). Le seul à faire partie de ces deux récits, c’est Mark / Jesse, qui nous gratifie de son côté d’un exposé passionnant sur son expérience du tournage, et du personnage qu’il incarne – sa créativité intense, sa supériorité par rapport au monde qui l’isole de facto de celui-ci… De quoi nous faire revoir The social network, film à la richesse définitivement inépuisable, avec un œil (encore) différent.

1 jeter un œil aux bonus de Zodiac, et à l’usage des écrans bleus qui est fait dans le film, pour se tenir au fait de la dernière révolution en date avant celle-ci

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