• Avant Her, Dans la peau de John Malkovich et Adaptation., de Spike Jonze (USA, 1999-2002)

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À la maison

Quand ?

Fin mars et début avril

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Her, que je n’ai pas aimé, et Dans la peau de John Malkovich, que j’adore, sont les deux faces de la même histoire. Le premier des deux films en représente la version hétéro-normée-tristounette, le second la variante LGBT audacieuse et électrique. On peut aussi y voir des adaptations au cinéma de chansons pop : Her gâchant la mélancolie sucrée du Love letters de Metronomy (« I’m always writing love letters ») et Dans la peau de John Malkovich saisissant parfaitement le sens provoquant et malicieux du Girls and boys de Blur (« Girls who are Boys who like Boys to be Girls who do Boys like they’re Girls who do Girls like they’re Boys / Always should be someone you really love »). Si les divergences entre les deux films prennent des formes multiples, elles naissent à une source unique : l’opposition fondamentale entre deux attitudes face au monde, entre deux manières de se confronter à l’échec et à la mort. D’une part, le repli sur soi négatif et rétif à tout changement ; de l’autre, la réinvention permanente de soi.

Seul maître à bord de Her, Spike Jonze s’agrippe de toutes ses forces à la première option, aussi confortable dans le moment présent que dommageable sur le long terme – quand rien ne bouge, ainsi qu’il tend à le garantir pour son héros (qui ne se remet ou n’est jamais remis en cause, et reconduit d’une femme à l’autre la même manière de se comporter en couple), les esquarres et le pourrissement guettent derrière le vernis tellement agréable à l’œil du confortable cocon protecteur. Lorsque Charlie Kaufman écrit pour Jonze le scénario de Dans la peau de John Malkovich, il le pousse dans une histoire mouvementée, pleine d’imprévus et de coups du sort face auxquels il n’est pas question de se plaindre, mais de réagir pour trouver un nouvel équilibre plus ou moins stable dans ce contexte chamboulé. C’est évidemment plus angoissant, car les certitudes y sont toujours en sursis ; mais c’est aussi et surtout autrement plus exaltant, et véritablement vivant.

Kaufman fait le choix de l’adaptation, plutôt que d’attendre du haut d’un orgueil enfantin que ce soit le monde qui s’adapte à soi et à ses caprices. Après tout l’existence dans son intégralité, de l’infiniment petit à l’immensément grand, de l’immatériel aux choses les plus concrètes, est une géante et perpétuelle affaire d’adaptation. Dans la peau de John Malkovich en est une démonstration poussée à l’extrême – un tunnel vers la tête d’un être humain ; votre épouse qui se découvre transgenre et vous pique sous le nez une autre femme, elle-même séduite par l’idée d’être avec une femme dans un corps d’homme ; et cet épilogue désespéré, qui réduit crûment toutes les stratégies et actions humaines à l’os, au seul instinct de survie et de conservation des désirs. Comme son titre l’indique, Adaptation. va encore plus loin en offrant en pâture le film même à ce processus dévorant, qui ne connait jamais de répit. Pour survivre à son incapacité à trouver une façon satisfaisante d’adapter un livre en scénario, le cerveau de Kaufman improvise une histoire dont l’enjeu est précisément l’incapacité d’un Charlie Kaufman de fiction (et dédoublé, avec l’invention d’un jumeau fictif et mauvais génie) à adapter ce même livre en scénario.

Se situant aux confins de la maladie mentale, la mise en abyme ainsi enclenchée donne naissance – comme tout processus d’évolution digne de ce nom – à un organisme mutant, quasi monstrueux aux yeux du monde qui l’accueille et dont il se détache. L’évolution avec un grand E est d’ailleurs conviée à la table d’Adaptation., avec les égards dus à un tel invité d’honneur : une longue séquence (annonçant, avec dix ans d’avance, celle qui provoquera autrement plus de remous dans Tree of life) indépendante du reste du récit et placée en amorce de ce dernier, comme une figure tutélaire qui donne l’exemple et prend sous son aile l’œuvre d’adaptation plus mineure qui va suivre. Celle-ci adopte l’apparence d’Ouroboros, le dieu serpent mythologique qui se mord la queue, ainsi que nous l’explique Kaufman – évidemment, puisque s’étant intégré en personne à son scénario il a toute latitude pour nous faire passer directement ce genre d’informations. Jonglant entre les protagonistes (lui-même, l’auteur du livre, le héros du livre), les époques correspondantes, et les niveaux de réalité, Adaptation. passe son temps à s’emmêler les pinceaux, faire tomber ses balles, et devoir tout reprendre une fois encore.

C’est dramatique et suicidaire, pourtant le rythme effréné de la mise en scène de Jonze et les interprétations habitées des comédiens (Chris Cooper, Meryl Streep, et surtout Nicolas Cage dans un numéro de dédoublement et d’altération physique extraordinaire) rendent cela grisant et palpitant. Une fois qu’il s’est dévoré jusqu’à ce qu’il ne lui reste que sa tête, le script-serpent de Kaufman n’a plus devant lui qu’une seule voie – un cul-de-sac à l’échelle du film certes, mais au moins annoncé à l’avance histoire de sauver l’honneur. Il n’y a de toute manière plus rien d’autre à défendre, l’évolution étant passée telle une tornade et ayant fait son travail de destruction. Ce dernier acte, extraordinaire saut dans le vide désespéré (comme celui de Dans la peau de John Malkovich), accumule avec une voracité perversement jouissive les reniements vis-à-vis des nobles principes affirmés auparavant – soudain c’est une nuée de clichés simplistes, astuces racoleuses, « leçons de vie » risibles qui s’abat sur Adaptation., plus les inévitables climax et happy end sans cohérence ni portée. Kaufman troque la casquette de pilote pour la ceinture d’explosifs du kamikaze, et détourne son propre avion pour le faire s’écraser en rase campagne. On applaudit à tout rompre, pour le panache du geste, la beauté de l’exécution du piqué, l’éclat et le souffle de l’explosion.

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