• Viridiana, de Luis Buñuel (Espagne, 1961)

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!



Où ?

Au Champo, où le film est ressorti en copie neuve aux côtés de deux autres œuvres du cinéaste (L’ange exterminateur et Simon du désert)

 

Quand ?

Dimanche en fin d’après-midi

 

Avec qui ?

Seul

 

Et alors ?

 

Exilé au Mexique depuis la prise de pouvoir sanglante de Franco en 1939, Luis Buñuel ne revient tourner dans son Espagne natale qu’en 1961, pour Viridiana. L’expérience sera sans
lendemain, la liberté de ton provocatrice du film étant foncièrement incompatible de la chape de plomb sous laquelle vit alors le pays. Buñuel repartira alors au Mexique, une Palme d’Or sous le
bras, avant de finir sa carrière en France – d’où il réalisera encore quelques incursions en Espagne (Tristana, Cet obscur objet du désir). Plus que la dictature
franquiste, c’est son alliée l’Église catholique que Buñuel assaille de ses piques dans Viridiana. L’offensive du cinéaste est indirecte, patiente, telle celle d’un toréador qui
danse autour du taureau pour éviter ses charges surpuissantes et le harcèle banderille après banderille jusqu’à éreintement.

Il n’y a pas d’opposition frontale entre laïcs et croyants dans Viridiana ; plutôt une suite d’épreuves, qui tournent inévitablement à la mise en échec de la religion.
L’Église est assez ironiquement représentée par le personnage le plus positif de tous ceux qui peuplent le récit : la jeune et ingénue Viridiana (Silvia Pinal), aux traits angéliques et à la
blondeur éclatante. Élevée au couvent depuis son enfance, Viridiana est envoyée à la veille de son entrée dans les ordres auprès de son oncle vieillissant, Don Jaime (Fernando Rey), pour quelques
jours. Les valeurs théoriques que l’Église lui a inculquées – chasteté, générosité, miséricorde, compassion… – vont à cette occasion être mises à l’épreuve des faits. Il y a une réelle cruauté
dans la manière dont Buñuel refuse tout répit à son héroïne, laquelle voit chacune de ses concessions à ses beaux principes être suivie par un assaut encore plus violent. Les avances
« sophistiquées » de son oncle (qui lui fait porter la robe de mariée de son épouse décédée, puis la drogue et lui fait croire qu’il a abusé d’elle) ne sont ainsi qu’un prélude à
l’attitude sans vernis civilisé, quasiment bestiale, des clochards et des éclopés que Viridiana recueille dans la seconde moitié du film dans le vaste domaine de Don Jaime. Elle leur offre un
regard plein d’humanité, ainsi que le gîte et le couvert ; mais à sa première absence, ils se lancent dans une débauche sans limites, où leur folle énergie initiale – bien manger et boire en
profitant des réserves de la maison, rire, se peloter derrière les meubles, singer le tableau de la Cène pour une photo souvenir – dégénère en une spirale destructrice : éruptions de colère,
coups qui volent, saccage total du mobilier et des plats en fonte, et pour finir une tentative de viol (non simulée celle-là) sur l’héroïne à son retour.

L’attitude de son oncle avait poussé Viridiana à abandonner les structures cléricales, en refusant de retourner au couvent et en vivant sa foi selon son propre chemin. Son échec auprès des
laissés pour compte de la société provoque chez elle un rejet beaucoup plus profond, de la religion elle-même ; puisque l’épilogue du film la montre trouver refuge auprès de Jorge, son
cousin égoïste, à la charité purement symbolique (la séquence où il recueille un chien maltraité par son propriétaire, avec un pompeux sermon de morale à la clé, que Buñuel conclut par un plan
sur un autre chien traité à l’identique à quelques mètres de Jorge) et aux mœurs dissolues. Cette ultime séquence est exemplaire des moyens employés par le cinéaste pour soutenir son propos, et
éviter le piège de la diatribe prévisible et monocorde. Buñuel pratique un cinéma de signes et d’allusions, qui préfigure son retour plus marqué au surréalisme dans les chefs d’œuvre de la fin de
sa carrière. La capitulation finale de Viridiana face aux pulsions et aux vices qui façonnent la nature humaine n’est nullement explicitée verbalement : elle passe par l’acceptation de
participer à un jeu de cartes, avec en fond sonore un disque de rock (alors la musique « du diable »), en compagnie de Jorge et de sa nouvelle maîtresse illégitime, l’ancienne
domestique du domaine. En enfermant Viridiana entre ses partenaires de jeu puis entre les murs de la pièce, et en la rendant de plus en plus petite, perdue au milieu du cadre, le long travelling
arrière qui clôt la scène et le film est symboliquement l’exact opposé du plan qui nous présentait le rôle-titre du récit dans toute son assurance et sa distinction, via une contre-plongée et un
cadrage à la taille.

Des signes similaires parcourent l’ensemble du long-métrage, révélant par bribes les pensées intimes des protagonistes et complexifiant une réalité qui paraît de prime abord cristalline,
élémentaire. Une corde à sauter qui passe de personnage en personnage (et dont les poignées revêtent à chaque fois une signification différente), un pis de vache que l’on refuse de traire, un
montage alterné frénétique entre une prière commune et des inserts de travail manuel, un crucifix qui cache un couteau de poche sont autant de détails par lesquels Buñuel transmet au spectateur
une perception plus fouillée des choses dont les personnages sont le plus souvent dénués. Le tableau d’ensemble dressé au fil de Viridiana par le cinéaste est, en première
analyse, d’une extrême misanthropie. L’humanité toute entière n’aurait jamais vraiment surpassé ses origines animales ; tout juste sait-elle plus ou moins les cacher au regard d’autrui en
fonction des classes sociales, ce qui n’empêche pas que pauvres et riches soient in fine renvoyés dos à dos avec une égale férocité. La seule faute imputable à la religion serait alors son
aveuglement face à cet état de fait, et son retranchement dans une tour d’ivoire morale hors du monde et bercée de douces illusions.

A l’échelle de la seule Viridiana, cette conclusion semble effectivement correcte. Mais certains des signes employés par Buñuel expriment un autre jugement sur le système clérical considéré dans
son ensemble. Le montage alterné cité plus haut en est un exemple : par la prière, Viridiana souhaite louablement sauver les âmes des indigents qu’elle a recueillis ; mais le travail
matériel qu’elle leur demande de fournir les place en situation de soumission totale vis-à-vis des propriétaires du domaine, ce qui ne peut qu’attiser la convoitise et l’animosité des pauvres et
bloque leur émancipation, l’amélioration de leur condition et de leur comportement. L’héroïne applique dès lors sans le remettre en question un système hérité d’un ordre établi rigide et
favorable aux puissants – ce même ordre qui règne en Espagne sous Franco, et que le front Républicain de la Guerre Civile de 1936 (dont le cinéaste était un fervent sympathisant) voulait
renverser. A travers Viridiana, Buñuel montre que l’Église n’était alors pas simplement déconnectée de la réalité, mais activement complice par manque d’avoir pris le parti des plus faibles.
Celle qui paye le plus fort tribut à cette trahison est son exécutant ignorant et sincère, l’innocente Viridiana.

Les commentaires sont fermés.