• Un conte de Noël, d’Arnaud Desplechin (France, 2008)

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Où ?
Au cinéma des cinéastes, dans la grande salle ; puis au Quai de Loire, à nouveau dans une grande salle

Quand ?
Mercredi à 21h30, et mardi à la même heure

Avec qui ?
Seul, pour y être dès le 1er jour d’exploitation. Et avec ma femme à son retour de long week-end

Et alors ?

Arnaud Desplechin est un grand, très grand cinéaste – peut-être (si tant est qu’une telle hiérarchie puisse être dressée) le plus grand que nous ayons actuellement en France. Ramenons
immédiatement l’éloge à un niveau plus humain : ce qui transcende chez Desplechin est son talent cinématographique d’exception, apte à donner des frissons d’extase à n’importe quel amoureux
du 7è art. Mais, jusqu’à maintenant en tout cas, il reste toujours cette très légère gêne causée par le relatif manque d’ouverture de son œuvre, dans laquelle le cinéma existe pour soi-même et où
les genres cinématographiques, le regard porté sur la société n’ont qu’un rôle accessoire.

Desplechin fait donc des films « boule à neige », en quelque sorte. Un conte de Noël est peut-être l’exemple le plus abouti de cette forme choisie par le cinéaste, à la
fois dans la manière dont le récit est coupé du monde (quelques jours dans la vie d’une famille réunie à l’occasion des fêtes dans la grande maison des parents) et dans la splendeur et le
foisonnement de l’ensemble. Une réplique d’une pièce rapportée à propos de cette famille qui se voit comme normale, alors qu’elle n’est composée que d’éléments d’exception dans la grandeur comme
dans la déchéance, fait penser à La famille Tenenbaum de Wes Anderson. La citation n’est peut-être pas involontaire, Desplechin appréçiant l’œuvre de son confrère américain, et
surtout elle offre une référence par rapport à laquelle juger Un conte de Noël : le dernier opus d’Anderson, A bord du Darjeeling Limited, sorti il y a quelques
semaines et qui partage le point de départ du film de Desplechin, à savoir des passions et rancœurs familiales réglées en vase clos sous l’œil d’un réalisateur talentueux.

La différence entre les 2 films et entre les 2 hommes est simple. Alors qu’Anderson est globalement indifférent à la présence du spectateur, il est évident que tous les questionnements de mise en
scène de Desplechin ont pour objectif de trouver la meilleure manière de venir nous chercher dans notre siège et nous faire ressentir avec nos tripes ce que les personnages vivent. Qu’elles
soient brutales ou s’inscrivent dans la durée, mouvementées (de très violentes altercations) ou apaisées – l’étonnant lendemain matin d’un adultère toléré -, toutes les séquences débordent d’une
folle envie de cinéma et du désir sans cesse renouvelé de trouver des idées fortes et surprenantes. On se surprend ainsi à de nombreuses reprises à vivre intensément des scènes ne justifiant a
priori pas une telle exaltation, et à voir filer en un souffle ces 2h30 d’énergie pure, où la vie et l’art se relaient pour que jamais l’allant du film ne se brise.

Les trouvailles formelles en tout genre – des changements d’éclairage orchestrés par le chef op’ Eric Gautier, des discours faits à l’adresse du spectateur, un éparpillement fellinien de la
bande-son entre des ambiances hétérogènes… et tout fonctionne à merveille – de même que les caractères des personnages fonctionnent selon cette dichotomie entre vie et art. Au sein de la
famille Vuillard, il y a des membres bigger than life, de véritables personnages de mythes (la référence est explicitement faite pendant le film ; quand un cinéaste en arrive à un
degré de maîtrise tel qu’il peut mettre dans la bouche de ses héros un début d’analyse du film en train de se jouer sans tout plomber, c’est que tout va bien pour lui). Et il y a les autres, qui
se raccrochent à la pratique artistique pour tenter d’exister. Dans les rôles des titans, la mère Junon (Catherine Deneuve) et le fils cadet Henri (Mathieu Amalric) écrasent aisément de leur
présence les mortels qui les entourent. Le final génial, qui les laisse seuls en face-à-face tandis que les autres protagonistes sont renvoyés à leur quotidien, est on ne peut plus éloquent quant
à cette distinction. Deneuve et Amalric, déjà remarquables dans le précédent Rois et reine de Desplechin, se distinguent une fois de plus dans des rôles pourtant complètement
différents. La haine tenace qui les lie l’un à l’autre est sophistiquée, exceptionnelle, joyeuse presque dans sa démesure – c’est un réel plaisir que de voir ce sentiment traité d’aussi belle
manière au cinéma, surtout dans un cadre familial.

Décidément très inspiré, le cinéaste prend d’assaut une autre émotion compliquée et foisonnante, la folie. Pas la folie qui fait hurler et taper contre les murs, mais celle qui ronge les âmes de
l’intérieur, en les laissant entrevoir un monde vertigineux de possibilités positives et négatives. 2 garçons de la famille sont frappés de la sorte, sûrement pour s’être approchés trop près de
Junon et Henri, jusqu’à s’en brûler les ailes : le benjamin Ivan (Melvil Poupaud), qui s’en est sorti, et le jeune Paul, qui est pour sa part en plein dans les méandres de ce mal. Il faut
signaler la performance étonnante de maturité et de complexité d’Emile Berling, sur la base d’un rôle superbement écrit mais pas pour autant gagné d’avance. Quant aux autres membres de la
famille, je l’ai dit, ils se réfugient tous, consciemment ou non, dans l’art sous toutes ses formes – théâtre, musique, littérature. Desplechin fait avec eux étalage de sa culture, mais sans
jamais placer le spectateur en situation d’infériorité. On se sent au contraire pris par la main et élevé par toutes ces citations et mises en abyme qui tombent toujours à point nommé pour
approfondir une scène, enrichir une émotion.

Je me rends compte que je n’ai même pas encore parlé du prétexte à l’histoire de ce Conte de Noël et à la réunion de famille des Vuillard : la greffe de moelle osseuse que
doit subir Junon pour vaincre une leucémie. Une telle opération, douloureuse et à la réussite incertaine, sert bien sûr de révélateur à la personnalité de chacun, en 1er lieu de Junon elle-même
qui semble surtout amusée de trouver là enfin un adversaire à sa hauteur et une nouvelle preuve de son unicité. C’est aussi l’occasion pour Desplechin de faire parler une nouvelle fois une des
composantes fondatrices de son cinéma : un intérêt passionné pour les métiers de la science, dont il filme les gestes comme des rituels magiques empreints d’une beauté et d’un mystère
inégalables. Un conte de Noël démontre à ce propos une évolution certaine chez le cinéaste. Alors que La sentinelle opposait à cette science l’hypothèse religieuse, cette dernière est aux abonnés absents dans un
récit qui ne choisit de croire qu’en l’homme : la religion est réduite à des clichés vus d’un oeil moqueur (Les Dix commandements, la messe de minuit), et purement et simplement
ignorée sur les questions d’importance. La mort, omniprésente, n’est ainsi vue que du point de vue subjectif des hommes, comme un obstacle que l’on parvient à franchir ou non, sans autre
signification.


(petit paragraphe rajouté après le 2è visionnage de mardi) A force de croire en l’humain, Desplechin a donc tout bonnement éliminé Dieu de l’équation. Et tout le film fait sens autour de
cette idée d’un monde sans poids de la religion dans lequel l’homme est responsable devant sa seule conscience, et uniquement soumis aux contraintes qu’il veut bien subir. Chaque décision
(se battre contre la maladie ou non ; oser l’adultère ou non ; devenir fou ou non ; etc.) est le fruit d’un choix que chacun fait sans contrainte extérieure, et sans jamais qu’une des réponses ne
soit préalablement désignée par le réalisateur comme mauvaise. Les moyens d’atteindre la grâce, l’absolu sont eux aussi entièrement humains : la science, l’art, les émotions changeantes et
complexes. Cette liberté totale et grisante irrigue les moindres détails, les moindres attitudes : Un conte de Noël fait un éloge permanent de la transgression en montrant dans
chaque scène ou presque ses héros boire, fumer, hurler, se comporter en enfants (gâtés), toutes ses choses « qui ne se font pas ». Même le choix répété encore et encore du montage parallèle entre
plusieurs séquences prend une signification forte : il inscrit le film dans un temps présent, sur lequel il est possible d’avoir prise, rejettant de fait l’hypothèse d’un destin écrit à l’avance
et qui prédéterminerait nos comportements.

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