• Politique, cinéma, vérité : La chinoise, de Jean-Luc Godard (France, 1967)

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Où ?

En K7 vidéo enregistrée sur France 2 (à 1h35 du matin… vive la programmation des cases « cinéma d’art et d’essai » à la télévision) et depuis transférée sur DVD

Quand ?

Dimanche soir

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

 

La première partie de la carrière de Jean-Luc Godard, qui s’étend de  A bout de souffle à Pierrot le fou en passant par  Alphaville et autre Mépris, reste de loin la plus connue. Le virage vers moins de formalisme et plus de militantisme pris ensuite par le cinéaste, après
le feu d’artifice époustouflant et définitif que constitua Pierrot le fou, est par contre tombé en désuétude ; continuant en cela d’accompagner les convictions et
les idées qu’il soutenait et mettait en application alors. Godard est revenu au noir et blanc et à un format d’image plus neutre (4/3) pour tourner Masculin féminin, une
étude sociologique sur les tiraillements de la jeunesse des années 60 (« les enfants de Coca-Cola et de Karl Marx », ainsi qu’il les nomme), sans intrigue forte et prenant la
forme d’un faux reportage. L’année suivante, en 1967, arrive cette Chinoise qui approfondit la manipulation formelle mise en place dans Masculin
féminin
. Godard utilise de nouveau les codes du reportage journalistique – interviews face caméra, cadrage et montage très neutres composés presque exclusivement de plans fixes et
de coupes élémentaires. On peut de plus considérer qu’il suit de nouveau le même individu, puisque Jean-Pierre Léaud interprète un rôle proche de celui qu’il tient dans Masculin
féminin
. Son personnage d’étudiant réfractaire au capitalisme et intransigeant dans ses idéaux politiques fait cette fois partie d’une cellule maoïste formée par lui-même et quatre
autres étudiants de l’université de Nanterre – qui est encore à l’époque « au milieu des bidonvilles ».

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Politique

Cette situation géographique particulière fait la fierté des révolutionnaires en herbe, puisqu’elle leur permet de côtoyer physiquement ce prolétariat qu’ils entendent défendre et faire accéder
au pouvoir. Pourtant une seule scène du film montre un semblant d’interaction avec un ouvrier, sans échange direct. L’une des membres du groupe voit un homme, qui habite un autre appartement de
leur immeuble, récupérer sur leur palier un cadre de vélo avec lequel ils jouaient à la corrida avant de l’abandonner négligemment devant leur porte. « Il est malin cet ouvrier ;
avec notre tête de taureau il a fait un guidon et une selle de vélo »
réagit la fille, inversant l’enchaînement véritable des choses et démontrant en cela une attitude de distorsion
aveugle de la réalité, afin de la faire coïncider avec ses aspirations idéologiques.

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Ainsi la cellule vit et réfléchit recluse sur elle-même, dans son petit monde clos et finalement déconnecté (ou en tout cas mal connecté) avec la réalité extérieure. Tous ne jurent que par le
Petit Livre Rouge de Mao, qui ouvre la voie à la principale différence formelle entre La chinoise et son prédécesseur Masculin féminin :
le retour de la couleur. D’une couleur en particulier, ce rouge qui envahit chaque recoin de l’appartement (volets des fenêtres, abat-jours des lampes…) comme il emplit les esprits des
personnages. A travers eux, et leurs réquisitoires enflammés et propositions de bouleversement dans tous les domaines de la société (culture, éducation, économie, diplomatie), La
chinoise
dissèque ce mouvement politique exalté qui inspirera pour partie les événements de Mai 68. Le film possède donc un ton très théorique, tel un essai de philosophie ;
chose encore accentuée par la longue intervention de Francis Jeanson, vrai individu au milieu des personnages fictifs venu confronter les objectifs jusqu’au-boutistes de ces derniers à un point
de vue contradictoire.

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Proche de Sartre, résistant sous l’Occupation nazie puis parrainant les actions du FLN durant la guerre d’Algérie, Jeanson serait la figure tutélaire parfaite pour les insoumis qui l’admirent et
s’imaginent marcher dans ses pas. Son refus d’endosser cette fonction et de cautionner leur rébellion est difficile à encaisser pour les personnages mais enrichissante pour le film. Les doutes de
son invité permettent à Godard de soulever la question majeure de la « masse critique » que se doit d’atteindre tout mouvement insurrectionnel ; cet instant où il bascule d’une
révolution faite pour le peuple (principe qui est forcément sujet à caution) à une révolution faite avec le peuple, la seule qui soit légitime. On en revient à la conversation
qui n’a pas eu lieu un peu plus tôt, entre l’étudiante activiste et l’ouvrier détaché de ces considérations.

 

Cinéma

La chinoise est volontairement irrésolu, impartial vis-à-vis de son sujet. Mise en doute par un objecteur, la lutte armée est ensuite montrée comme une impasse qui
s’effrite en se radicalisant – certains quittent d’eux-mêmes le mouvement, d’autres en sont exclus, et ceux qui restent et passent à l’acte terroriste font des victimes collatérales innocentes.
Mais cet affaissement apparent est pris à contre-pied par la toute dernière réplique du film, qui promet une poursuite du combat avec une détermination et une conviction intactes : «J’ai
seulement fait le timide premier pas d’une très longue marche »
. Faite en voix-off, cette déclaration prend forcément un poids particulier. Elle présente un Godard un pied dans la rébellion
et un pied dehors, qui l’analyse mais n’arrête pas de la soutenir sur le fond. Son attitude à propos de son autre objet de passion et d’engagement, le cinéma, est similaire. A cheval entre le
documentaire et la fiction ; entre le vrai et le faux [sans que documentaire = vrai et fiction = faux]. Parfois le film maintient une distance avec ses personnages / objets d’étude, par le
biais du dispositif d’interviews ou de la rencontre avec Jeanson déjà cités. Mais à d’autres moments, il embrasse pleinement la cause des maoïstes et les appuie par ses moyens et ses idées. En
particulier les brillants collages godardiens – ici des ponctuations de scènes par des vignettes de comic books, là une reconstitution express et bricolée de la guerre du Viêtnam –, qui sont tous
du côté du soutien et jamais dans celui de l’analyse. Godard ne met pas simplement la technique cinématographique au service de la lutte, mais son cinéma propre, ce qui l’implique
infiniment plus.

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Vérité

Des revirements existent également dans l’autre sens, celui de l’ébranlement de l’idéologie. Par exemple lorsque Godard utilise le montage pour montrer en parallèle le processus menant au renvoi
d’un des membres de la cellule, et l’entretien réalisé avec celui-ci après coup. Par cette manière de procéder, le réalisateur dirige silencieusement notre sympathie vers le banni, qui se voit
donner l’occasion de justifier et approfondir son point de vue contrairement à ses ex-compagnons. Il y a aussi ce plan où la caméra se filme dans un miroir, et apparaît ainsi dans le
film qu’elle tourne ; imprimant alors sur la pellicule la fausseté, et par conséquent l’ambiguïté, inhérente à cette entreprise dès lors qu’elle est de nature cinématographique. En brisant
le mur qui existe entre spectateur et film, en ouvrant la perspective (chose que les héros du film ne font jamais, restant le plus souvent enfermés dans leur appartement), ce plan nous force à
questionner ce qui nous est montré, à l’interpréter par nous-mêmes. La pensée maoïste est peut-être la bonne, ou peut-être pas ; Godard la soutient peut-être, ou peut-être pas…
La chinoise devient ainsi un prototype exemplaire de la citation du réalisateur « Le cinéma dit la vérité 24 fois par seconde ». Laquelle ne veut pas
dire que le cinéma dit la vérité, mais bien le contraire : que la vérité du cinéma est un mirage discontinu, un horizon jamais atteignable et sans cesse changeant qu’il faut mettre à
l’épreuve de la réalité. Comme la vérité de la politique.

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