• La trilogie Tourneur/Lewton : La féline, Vaudou et L’homme-léopard (USA, 1942-43-44)

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tourneur-3Où ?

A la maison, au moyen du coffret des Éditions Montparnasse regroupant les trois films

Quand ?

Ces deux dernières semaines

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

 

Les trois années et les trois films de l’apogée de la collaboration entre Jacques Tourneur et Val Lewton restent un modèle du degré d’excellence qu’un tel travail en commun d’un réalisateur et
d’un producteur peut atteindre. On apprend de manière détaillée dans l’un des suppléments du coffret comment les deux hommes ont gravi les échelons dans leur domaine respectif au sein du système
hollywoodien, toujours de concert – l’un était assistant de production et l’autre réalisateur de seconde équipe sur les mêmes tournages, par exemple, jusqu’à se voir enfin confier la direction de
films. Cela s’opéra dans un cadre assez réduit : des séries B peu considérées, aux budgets étriqués et sans stars, au sein d’un studio (la RKO) au bord de la faillite. Qu’elles aient poussé
Tourneur et Lewton à redoubler d’audace et d’esprit, ou qu’elles se soient trouvées être en phase avec de préalables aspirations de leur part, ces contraintes ont abouti à un trio d’œuvres
marquantes et ayant fait date dans l’histoire de l’horreur suggestive (plutôt que démonstrative) – même si L’homme-léopard laisse un sentiment d’inachèvement.

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Le premier et le plus célèbre des trois, La féline, fonctionne comme une nouvelle en littérature. La première moitié de ce récit (73 minutes) court et limpide met en
place les éléments du mystère, et passe en revue les tentatives infructueuses de résolution cartésienne. La seconde partie bascule de l’analyse à l’action, lorsque les puissances de la magie et
du paranormal prennent le dessus sur celles de la science et de la logique. L’histoire est celle d’Irène, jeune émigrée serbe aux USA, qui pense être marquée par une légende de son village natal
relative aux « cat people » (le titre original du film). Des pulsions profondes et intenses telles que la jalousie ou le désir sexuel seraient en mesure de la faire se
transformer en une panthère tueuse. L’aspect fantastique de ce sujet n’est qu’un véhicule au drame humain qu’est réellement La féline. Le conflit au cœur du film est
celui entre l’esprit (mind) et l’âme (soul), qui peut s’exprimer comme le conflit entre la science et la magie évoqué plus haut, ou comme celui également posé par le récit entre
la « vieille » Europe et les USA, contrée jeune et sans histoire ni expérience propres, et qui est donc prompte à rabaisser les légendes des autres (celle des cat people, ici)
au rang de simples contes de fées sans gravité.

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Une autre forme prise par ce conflit entre mind et soul est la rivalité entre Irène et une autre femme, Alice, pour savoir laquelle des deux emportera le cœur du héros, Oliver.
Alice représente un amour raisonnable, harmonieux tant la correspondance entre elle et Oliver est évidente : même travail, même genre de beauté, même « américanité »… En face,
Irène symbolise un amour passionnel, extravagant ; l’attraction qui pousse le héros dans ses bras est aussi irrésistible qu’irréductible à des explications sensées. Toutes ces variantes du
même antagonisme sont développées dans La féline plus par la parole que par l’action. C’est l’effet d’une contrainte logistique, bien sûr, mais c’est aussi une qualité
tant le film est bien écrit et dialogué. Il est également superbement bien mis en scène ; l’usage que fait Tourneur des ombres, des sources de lumière et de la profondeur de champ est
remarquable, ce qui s’exprime tout particulièrement dans chacune des séquences où apparait la version féline d’Irène.

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Une fois qu’on l’a accepté, le rythme suivi par La féline dans sa progression est captivant. Il est d’un autre temps, puisqu’il utilise l’intégralité de ses 73 minutes
pour développer ce que les films d’horreur modernes expédient en une demi-heure (grand maximum) alors qu’ils durent 1h40 voire plus encore. Il y a dans La féline une
lenteur, une ingénuité en un sens dans la façon d’observer les phénomènes et les comportements, qui retarde au maximum le grand saut dans l’horreur explicite et préfère se nourrir d’allusions (un
buisson qui bouge, une ombre qui passe) que d’effusions. Si on sait l’accepter, alors le film révèle pleinement sa beauté et son pouvoir de fascination.

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L’année suivant La féline arrive Vaudou, tout aussi court (68 minutes) et suivant le même mode opératoire que son prédécesseur.
Vaudou commence par exposer une situation cristalline, qui attache à chaque protagoniste du récit un enjeu sentimental ou moral qui restera identique jusqu’au bout.
Puis, dans son deuxième temps, il résout ces enjeux avec une brillante économie de moyens et de temps, en suivant un cheminement linéaire d’une superbe évidence. Ainsi, au bout du compte,
Vaudou ne dit ni ne montre grand-chose de fabuleux ou de paranormal ; mais son pouvoir d’évocation est inversement proportionnel. Il fait tourner à plein régime
notre imaginaire, à partir du moment où l’héroïne infirmière prend la décision d’emmener la patiente dont elle s’occupe (Jessica, épouse d’un riche propriétaire terrien des Caraïbes, transformée
par une fièvre foudroyante en légume, en « zombi » – mais au sens figuré du terme) à une cérémonie vaudou, après avoir épuisé toutes les autres pistes de guérison.

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Alors que le film était jusqu’alors très terre-à-terre et étriqué dans son regard, confondu avec celui de ses personnages, ce diptyque qui le perce en plein cœur (le parcours des deux femmes vers
le temple improvisé à travers champs, puis la première expérience de pratiques vaudou) en explose les barrières, en fonctionnant sur plusieurs niveaux différents à la fois. Le regard du film est
soudain étendu aux paysages qui entourent les individus, qui ne sont plus insignifiants mais prennent une véritable importance ; et aux personnages noirs, qui eux aussi étaient relégués dans
l’ombre des blancs qu’ils servent, et qui à partir de cette séquence passent concrètement au premier plan. Dans les deux cas, c’est l’ouverture d’esprit de l’héroïne à la possibilité du
surnaturel qui ouvre la brèche, dans laquelle le film tout entier sera in fine englouti.

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Après ce moment fondateur, l’échéance est tout d’abord repoussée au moyen d’un ressort de scénario malin, qui instille le doute en nous quant à la véracité ou non d’une influence magique sur les
événements. Ce ressort est similaire à celui que l’on trouve dans Le village de M. Night Shyamalan, mais son effet est incomparable car dans
Vaudou il ne s’agit pas d’un gadget fournissant un rebondissement à peu de frais, mais de l’expression de l’état d’esprit des personnages blancs et de leur négation de
cette force inexpliquée. Cette manœuvre désespérée de leur part n’empêche pas, à terme, le vaudou d’imprégner massivement le film, à tous points de vue. Des êtres possédés pénètrent le domaine
des blancs ; des scènes montrant des prêtres en pleine élaboration d’un sortilège s’immiscent dans le récit, sans qu’aucun des personnages principaux du film ne soit présent. Et, au final,
le vaudou n’est plus une hypothèse parmi d’autres mais la seule vérité régissant le destin de Jessica, dans une séquence visuellement magnifique et émotionnellement bouleversante. Le vaudou et
rien ni personne d’autre a amené le film et ses spectateurs à cet état de passion, si loin des comportements distants et rigides dont font preuves les personnages au début. Quel meilleur gage de
son existence ?

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Le dernier long-métrage, L’homme-léopard, mérite moins que l’on s’y attarde. Il possède pourtant un très bon début (la tension immédiatement instaurée par le thème
musical basé sur un rythme de castagnettes, la progression rigoureuse du scénario jusqu’au premier meurtre), et une très bonne fin (la traque du coupable). Mais entre ces deux moments, tout est
très laborieux, de l’histoire et de son rythme aux personnages et à leur incarnation. Le film reste à la surface des choses, et il lui manque cruellement ce fond émotionnel et cérébral qui
nourrit La féline et Vaudou. On ne s’intéresse jamais véritablement à ce qui se passe ou peut se passer, et ce malgré les prémisses du genre du
slasher que le film esquisse à chaque nouvelle attaque : une mise en scène soudain très élaborée, le maintien total du mystère quant à l’identité de l’assassin, l’inéluctabilité du
destin de la victime malgré ses tentatives de fuite ou de résistance…

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