• Ivan le Terrible, de Sergueï Eisenstein (Russie, 1944-1945)

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En DVD zone 2 de la collection du Monde, emprunté à mon compère de films de festivals

Quand ?

Le week-end dernier

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Dernière œuvre d’Eisenstein, Ivan le terrible devait à l’origine être une trilogie monumentale à la gloire du mythe fondateur de la Grande Russie, le règne du tsar Ivan (dit le
Terrible) au 16è siècle. La réception désastreuse du deuxième volet – j’y reviens plus loin – fit que le troisième ne vit jamais le jour. Reste une grande fresque de quasiment trois heures, qui à
la manière des plus belles tragédies shakespeariennes plonge ses personnages dans une folie sans retour à l’approche du pouvoir suprême.

La première demi-heure concentre la plus grande part des velléités propagandistes du film. Alors que dans le monde réel la Deuxième Guerre Mondiale fait rage, le Parti Communiste russe commande à
Eisenstein une œuvre sur ce tsar qui proclama que la Russie devait être « solide et unie à l’intérieur pour être respectée à l’extérieur » ou encore qu’il n’y a « pas
d’empire sans terreur »
. Dans le contexte du tournage, ces invectives ont évidemment pour but de garder le peuple mobilisé pour lutter contre les attaques allemandes, dont les armées de
Genghis Khan dans le film peuvent être vues comme une représentation fictionnelle. Mais les derniers virages de la politique étrangère russe rappellent que de tels principes restent tout à fait
d’actualité… Sur le plan cinématographique, ces motivations externes alourdissent ce premier acte, malgré tous les efforts et tout le génie visuel d’Eisenstein. La grandiose scène de
couronnement qui ouvre le film montre qu’à l’instar de la grande majorité des réalisateurs de l’époque du muet, Eisenstein continue à en appliquer les techniques même une fois passé au parlant.
Décors écrasants, gros plans sur des visages surexpressifs et usage intensif de la musique comme vecteur d’émotion sont parmi les principaux piliers du film.

La séquence qui suit, et qui décrit un exemple d’action militaire menée par Ivan contre Khan indique le début de l’émancipation du film de son surmoi d’endoctrinement. Dans la lignée de
l’efficacité absolue du Cuirassé Potemkine,
Eisenstein donne une ampleur épique renversante à une scène qui est la dernière à se dérouler dans un univers qui ne soit pas complètement vicié par la jalousie, la haine et l’avidité des hommes.
Quand bien même le premier volet d’Ivan le Terrible a été porté aux nues et le second foulé aux pieds, tous deux sont aussi dérangeants et désabusés moralement. L’aveuglement du
Parti Communiste semble ne pouvoir s’expliquer que par la première demi-heure et le choix habile du moment de la coupure, quand Ivan soude le peuple russe autour de sa seule personne – mais son
jugement et sa santé mentale sont alors déjà bien rongés par la folie.

La deuxième moitié d’Ivan le Terrible 1 et l’intégralité du 2 forment un ensemble homogène d’une demi-douzaine de longs tableaux statiques, oppressants, lugubres. On retrouve tout
d’abord le tsar brutalement ramené de son heure de gloire militaire à l’article de la mort, subissant impuissant les conspirations chuchotées dans chaque coin de couloir puis l’abandon par tous
et toutes – jusqu’à son épouse – dans une même scène interminable, alors qu’il les supplie à genoux. On est là au tournant du film, pour au moins trois raisons. La performance de l’acteur
principal Nikolai Cherkasov, possédé de part en part par le rôle, y devient définitivement inoubliable tandis qu’autour de lui, le décor dans lequel prend place l’histoire se réduit plus ou moins
à trois pièces du palais, la chambre royale, la salle du trône et la cathédrale. Enfin, les différents éléments et proportions de ces lieux commencent à perdre leur lien avec la réalité : les
décors deviennent trop petits (couloirs exigus, portes ridiculement basses) en même temps que les accessoires deviennent trop grands, embarrassant les personnages plus qu’ils ne les servent. On
plonge avec eux dans un cauchemar dérivant loin de toute maîtrise, de toute humanité.

Ivan survit, mais c’est sa femme qui meurt et laisse le tsar seul avec deux conseillers peu recommandables – l’un s’avère proche des traîtres, l’autre désire mettre en place des méthodes extrêmes
pour mener la répression de toute rébellion. C’est le second qui aura gain de cause dans le deuxième volet, et la brutalité de sa politique peut être vue comme une critique voilée des excès alors
en cours du stalinisme – mais, je le répète, ses germes sont déjà présents dans le premier film. Ivan le Terrible 2 s’ouvre sur deux digressions étonnantes et géniales. On assiste
tout d’abord une scène autonome prenant place à la cour de Pologne, point focal de cette noblesse pédante et méprisante qui ne rêve que de voir tomber le tsar populiste. En surface, l’observation
de cette faune est bien sûr politiquement limpide, mais une certaine ironie fait qu’elle donne aussi à Eisenstein l’opportunité de laisser s’épanouir son talent visuel dans un univers
favorable… Un flashback d’une grande modernité (dans le montage, la déconstruction temporelle) sur l’enfance d’Ivan sous la coupe des boyards – les traîtres de la cour de Russie avides du
pouvoir – tue dans l’œuf toute tentation « bourgeoise », et lance l’axe principal du récit du second volet, à savoir la conspiration des boyards pour se débarrasser d’Ivan avant que lui
et son conseiller ne se débarrassent d’eux.

La mise en place des stratégies de l’un et l’autre camp donne lieu à des séquences empesées, et pas toujours passionnantes. La faute aux dialogues sursignifiants, à l’hétérogénéité du casting et
au surmoi communiste du film qui compensent à plus d’une reprise la majesté visuelle jamais prise en défaut. Mais le jeu en vaut la chandelle, car ces conspirations et contre-conspirations se
résolvent au cours d’un phénoménal feu d’artifice final, où des couleurs hallucinantes viennent soudain embraser le noir et blanc de la pellicule : rouge de l’enfer mental des personnages, jaune
doré et gris argenté uniformes qui figent ces derniers dans leur condition de figures emblématiques piégées par l’immensité du destin. A l’instar de la scène de l’escalier d’Odessa dans Le
cuirassé Potemkine
, cette séquence inoubliable représente un aboutissement dans le cinéma d’Eisenstein. Elle bâtit un pont unique entre l’Orient (le spectacle de danse autour duquel sont
réunis les protagonistes) et l’Occident (la cathédrale immense où se conclut le récit, l’intensité shakespearienne du climax), qui démontre brillamment la richesse de l’histoire et
de la culture russe.

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