• Inland Empire, de David Lynch (USA-Pologne, 2006)

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!

Où ?

A la maison, en DVD zone 2

Quand ?

Il y a 10 jours

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Inland Empire est une rupture violente dans l’œuvre de David Lynch. Il y a bien sûr le passage au numérique (dans sa version « sale » plutôt que HD) ; il y a aussi
une première expédition hors des frontières américaines, en Pologne. Il y a surtout, pour la première fois dans un film du cinéaste, le développement d’un récit non plus unique, éclaté et au
final rebouclé sur lui-même – Lost highway, Mulholland Drive – mais d’une intrigue répartie entre plusieurs niveaux de réalité qui ne se croisent jamais, ou au
maximum à une occasion spéciale. Du ruban de Moebius, Lynch passe à l’accumulation de strates, à la démultiplication des possibles.

Car les différentes histoires de Inland Empire (qui, à défaut de simple, devient en tout cas beaucoup plus digeste pour le spectateur une fois accepté ce principe de non-amalgame)
ne racontent bien évidemment qu’une seule et même histoire. C’est une histoire de femme(s), leurs luttes personnelles et leurs tourments psychologiques face aux poids et aux culpabilités que la
société fait reposer sur elles, de la maternité à la tentation adultère. De toute évidence, ces thèmes ne nous sont pas exposés de façon aussi limpide par Lynch. C’est au fil du parcours (du
chemin de croix ?) d’une femme-actrice qu’ils vont progressivement imprégner la pellicule. Et on ne parle pas là d’une influence simplement restreinte aux personnages – leurs répliques, leur
état psychologique – mais bien d’une prise de pouvoir généralisée sur le film. C’est sa marque de fabrique, mais Lynch n’avait encore jamais rendu l’univers d’un de ses longs-métrages aussi
poreux aux fantasmes, aux cauchemars, au subconscient. Si un des étages de Inland Empire doit hériter du titre de « réalité », il se résume à une scène en ouverture et
quelques autres plans en clôture du récit. Entre les deux, ce que l’œil de la caméra enregistre répond à une logique sensorielle et non corporelle.


Inland Empire est organisé selon une architecture mentale jamais explicitée (le contraire serait moins intéressant) mais particulièrement rigoureuse. On y trouve un ensemble de
territoires strictement compartimentés, et définis par des attributs variables. La distinction peut classiquement être affaire de géographie – Los Angeles, la Pologne – comme elle peut venir de
la temporalité, ou encore de l’apparence des personnages. Le critère discriminant revenant le plus souvent est le rendu formel donné au « territoire » : grain de l’image plus ou moins
marqué, éclat des couleurs, cadrages distants ou au contraire collant au visage des protagonistes… Les variations offertes par les nouvelles technologies de filmage sont infinies, et le
passionné de manipulation cinématographique qu’est Lynch ne se prive pas pour les exploiter en abondance – d’où, en aparté, la durée approchant les trois heures inhabituelle pour lui. Dans chaque
scène qui apparaît – au sens prodigieux du terme « apparition » – devant nos yeux, et indépendamment du fond de l’histoire, cette manière unique de nous raconter cette histoire sur un
écran de cinéma affirme à elle seule l’intérêt spectaculaire de Inland Empire. Les métaphores évoquant la pratique du septième art sont d’ailleurs nombreuses tout au long du film,
qu’elles prennent une forme triviale (la mise en abyme du tournage d’un film dans le film), poétique – la brûlure de cigarette dans la soie pour y voir un autre monde – ou menaçante (l’écran de
cinéma qui diffuse devant une salle vide la suite à venir de la scène en cours…).


Entre ces différents territoires, entre ces différentes vies, seuls deux personnages peuvent voyager. L’un comme l’autre sont des visages familiers chez Lynch ; le premier est celui nommé ici le
« Fantôme », nouvelle incarnation du cow-boy de Mulholland Drive et de l’« Homme Mystère » de Lost highway. Preuve du changement radical de
perspective entre Inland Empire et ces deux autres films (entre autres), le Fantôme tient une place centrale dans le récit. L’emprise maléfique de cette figure sur les vies de
tous n’est plus seulement entraperçue à travers l’histoire d’un individu croisant sa route (le mari trompé de Lost highway, l’actrice déçue de Mulholland Drive)
mais devient l’enjeu central, l’envoûtement à rompre. Une seule personne peut accomplir cela, car elle possède le même talent d’allée et venue entre les mondes que le Fantôme : l’Actrice (autre
personnage lynchien récurrent, de Blue velvet à
Mulholland Drive), ici Laura Dern – collaboratrice du longue date du cinéaste, dans Blue velvet et Sailor & Lula.

L’Actrice, Laura alias Susan alias Nikki, se déplace elle aussi, mais à son insu. L’élément déclencheur à son premier transfert est d’ailleurs un « péché » qui fait d’elle une proie
possible pour le Fantôme : une relation adultère avec l’homme avec qui elle partage la vedette de son prochain film. Susan perd alors le sens des réalités, se croit projetée dans la vie de son
personnage Nikki, qui vit une aventure semblable à la sienne ; voire même projetée dans les décors de la vie de Nikki – puis d’autres encore. Assez vite pourtant, Susan/Nikki parvient à se
ménager des « sas » préservés, visiblement plus mentaux que physiques (les moments en aparté en compagnie de jeunes femmes qui en savent visiblement long sur l’envers du décor -
peut-être sont-elles piégées dans un entre-deux depuis longtemps ?), où elle reprend des forces et de la confiance. Comme une actrice qui irait se ressourcer dans sa loge entre deux scènes
violentes à tourner. En s’appuyant sur ces moments de répit, Susan/Nikki prend peu à peu conscience des règles de cet univers et, plus important, de la mission qu’elle a à accomplir : tuer le
Fantôme.


Le bouleversement formel et structurel de Inland Empire est donc intimement lié à une rupture de fond ; libéré par l’alternative numérique du carcan du système hollywoodien, Lynch
offre à ses créations une délivrance comparable en progressant vers l’élimination du mal qui les rongeait l’une après l’autre. C’est ainsi que, d’une manière très ironique, le sombre et glauque
Inland Empire célèbre in fine le pouvoir émancipateur et rédempteur du cinéma, là où le lumineux et glamour Mulholland Drive en dénonçait les mensonges et
faux-semblants – dans sa forme hollywoodienne. Lynch donne à une actrice la charge d’être l’héroïne de cette histoire, car sa faculté à voir au travers des masques – elle-même étant payée pour en
porter continuellement – lui donne les moyens de déchirer celui porté par le Fantôme pour contrôler ses victimes : le masque de la peur, absolue et sans limites. Sans doute sous l’influence du
Fantôme, qui jette toutes ses forces dans la bataille, Inland Empire est un étalage ininterrompu de peur panique, visuelle (l’obscurité qui emplit tout ou partie de l’écran, la
mauvaise définition de l’image, les apparitions cauchemardesques… même le montage en apparence erratique, sans règles participe à cette panique) autant que sonore – bruits stridents, cris,
notes sourdes tenues jusqu’au malaise… Aucune stabilité sensorielle ne nous est prodiguée, à quelque moment que ce soit.


Et pourtant, comme dans les contes classiques, de cet univers dépossédé de toute espérance surgit une figure héroïque éclatante. Bien que toujours éclatée formellement, la dernière ligne droite
de Inland Empire est fondamentalement traditionnelle. Ce rattachement à des principes rituels de récit fournit à Lynch l’inspiration pour trois visions qui comptent à ce jour
parmi les plus belles de son œuvre : l’affrontement final entre l’héroïne et le Fantôme ; la libération de la « princesse » innocente par l’héroïne (sans aucun sous-entendu sensuel
cette fois-ci, contrairement à Mulholland Drive ; il n’est ici question que de pure bonté) ; et enfin, la plus bouleversante des trois, un épilogue prolongé autant que possible
pour rendre un dernier hommage à l’héroïne et à son sacrifice. Après 2h45 de film, Lynch trouve alors encore les ressources pour imaginer un nouvel univers magique et épatant, une antichambre
paradisiaque à l’enfer d’Hollywood. Sur la mélodie envoûtante et purificatrice du Sinnerman de Nina Simone, la caméra déambule librement dans ce lieu fantasmé où Nikki/Susan/Laura trouve
sa place au milieu de personnages venant du film, d’autres longs-métrages de Lynch voire même de notre réalité. Ce coup de génie vertigineux et galvanisant ajoute une corde supplémentaire à l’arc
de Inland Empire, si cela était seulement nécessaire, et apporte une conclusion parfaite à ce récit monumental.

Les commentaires sont fermés.