• Fargo, de Joel & Ethan Coen (USA, 1996) – et un mot sur The barber, des mêmes (2001)

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Où ?

En Toscane, dans une maison perdue au milieu des collines du Chianti (le rêve), en DVD zone 2

 

Quand ?

Mi-juillet

 

Avec qui ?

Ma femme, et les deux copains avec qui nous sommes partis pour ces vacances

 

Et alors ?

 

Difficile d’imaginer film beaucoup plus éloigné de notre environnement toscan (soleil, piscine, collines verdoyantes) que ce Fargo se déroulant dans le blizzard de l’hiver
soufflant sur les mornes plaines enneigées du Minnesota. Difficile aussi, et surtout, d’imaginer film plus cynique et misanthrope que ce Fargo. Si, il y aurait peut-être
The barber, des mêmes frères Coen, si sa voix-off partiale et très littéraire ne lui ôtait un chouia de sa force sardonique (The barber a cependant bien d’autres
attraits qui en font également un sommet de l’œuvre des Coen – j’y consacre un petit paragraphe à la fin de cet article).

Fargo est en quelque sorte l’anti – La
source
. Le chef-d’œuvre de Bergman que j’ai chroniqué récemment utilisait le récit du destin d’une poignée de personnages, évoluant quasiment en vase clos et placés face à des
épreuves terribles, pour illustrer une position pleine d’optimisme et de bienveillance à l’égard des hommes. Ceux-ci fautent souvent, et parfois gravement ; mais ils ont aussi en eux la
capacité de regretter leurs actes, voire même de s’engager sur une voie meilleure. Ils méritent donc d’être pardonnés, et sauvés. Les frères Coen utilisent un dispositif de scénario comparable,
pour une finalité radicalement opposée. Tous leurs personnages, bons comme méchants, étant fondamentalement crétins, aucun n’est sauvé ni ne peut y prétendre ; y compris les plus mineurs
dans l’intrigue, ceux qui sont absolument accessoires – un simple caissier de parking, les occupants d’une voiture qui croise la route de celle des kidnappeurs au mauvais moment, et qui finissent
tués aussi certainement que les principaux protagonistes du drame. Même l’unique personnage un tant soit peu positif, la flic enceinte jusqu’au cou qui mène l’enquête, génère plus une
indifférence polie qu’un respect incontestable autour d’elle (les passe-temps dérisoires de son mari passent avant son travail dans leurs discussions de couple) ainsi que dans le cadre du film –
son enquête n’est jamais spectaculaire ni remarquable, et qui plus est toujours en retard sur l’action, comme le sera celle du shérif de No country for old men.

Kidnappeurs, femme flic, caissier de parking et autres voient leurs vies se croiser de manière dramatique à cause d’une combine foireuse. Imaginée par un pauvre type pour couvrir une première
arnaque sur une vente de voitures fictive, elle consiste à faire enlever sa femme qu’il ne porte que très moyennement dans son cœur, à faire payer la rançon à son beau-père qu’il exècre encore
plus (un sentiment réciproque), et à se partager le butin avec les ravisseurs. La stupidité et la gâchette facile de ces derniers, combinées avec la pitoyable incapacité de leur commanditaire à
effacer les traces de la machination et à en gérer les impondérables, vont transformer le plan initial en une débâcle aux proportions colossales. Au passage, ils font également du film qu’ils
sont en train de vivre une forme assez inédite de « non-thriller », sans suspense, sans bouffées dramatiques, où les événements les plus notables sont des échecs – qui deviennent
involontairement comiques, qui plus est : échec de l’épouse, empêtrée et aveuglée dans un rideau de douche, à s’enfuir ; échec de la flic à retenir le mari lorsqu’elle l’interroge avec de
forts soupçons à son égard ; échec de l’un des deux kidnappeurs à faire passer dans un broyeur la jambe du cadavre de leur otage, jambe qui reste absurdement dressée vers le ciel. Cette
bande de bras cassés n’est même pas capable de s’élever au niveau du thriller ; ils ne sont capables de rien de plus que de suivre passivement le déroulement de leurs existences.

La cohérence atteinte par les Coen dans leur peinture de la médiocrité humaine à toute épreuve est proprement impressionnante. Ainsi, le casting donne corps à cette indigence en ayant regroupé
une troupe d’acteurs rivalisant de créativité et de vraisemblance dans les mimiques et les comportements bas de plafond. Leur travail de composition à tous est époustouflant, la plupart (Frances
McDormand, Steve Buscemi, Peter Stormare…) devenant presque méconnaissables par rapport à leurs interprétations par ailleurs. Quant à William H. Macy, habituel « Mr. Nobody »
de second plan dans les productions hollywoodiennes – Boogie
nights
, par exemple –, il se voit ici offrir le plus beau rôle de sa carrière. Il y transcende précisément cette image anonyme de lui-même, et y puise de quoi créer le plus
pathétique des « Mr. Nobody », placé sous le feu des projecteurs alors qu’il n’a pas le début d’une idée de comment il doit s’y comporter.

L’incarnation est donc importante dans Fargo, et l’observation l’est encore plus. Pour comparer une dernière fois ce film avec La source, les Coen ne se servent
pas de leur mise en scène pour exprimer leur empathie vis-à-vis des personnages (le choix de Bergman dans La source) mais pour juger ces derniers, avec sévérité et indifférence.
La caméra des Coen reste à bonne distance des protagonistes, qu’elle garde enfermés dans le décor tels des petites figurines dans une vitrine. Elle ne prodigue à leur égard ni cadrages flatteurs,
ni coupes installant une dynamique flatteuse et stimulante. Bien au contraire, la plupart des scènes, y compris les plus dramatiques, sont couvertes par des plans fixes dont le prolongement dans
le temps distille un malaise croissant, ou bien par des travellings avant étirés à l’extrême et d’une lenteur soutenue. Ces travellings, de même que les fondus au noir appuyés qui concluent la
majorité des séquences, sont l’expression du point de vue de la présence supérieure et extérieure qui scrute ces individus, sait à l’avance ce qui va se produire dans leur vie, et les toise avec
un mépris non dissimulé. Cette présence, c’est celle des frères Coen ; par le biais de leur – excellent – cinéma, elle devient également la nôtre. Et notre foi en l’espèce humaine (toute
relative en ce qui me concerne) en prend un sacré coup.

 

Comme promis, j’évoque rapidement The barber. Dernier grand film des frères Coen avant un passage à vide de six ans (ce qui est très long pour eux), The barber se
situe à mi-chemin entre Fargo – pour le récit d’une combine foireuse qui… foire, dans les grandes largeurs – et Miller’s crossing, pour l’exercice de style reconstituant le passé mythologique des USA autant que celui
de l’univers du film et du roman noir. Miller’s crossing revient jusqu’aux années 1930, The barber se pose dans l’immédiate après-guerre, en 1949. Les deux œuvres
sont visuellement sublimes, le premier dans sa photographie aux teintes ocres et dorées, le second dans son noir et blanc ciselé qui touche à la perfection de ce style. L’un comme l’autre film se
trouvent également à plusieurs reprises au bord d’être étouffés par cette obsession de la forme, à chaque fois que le récit donne des signes de faiblesse. Dans The barber, le
caractère jetable de seconds rôles qui ne font que passer en coup de vent, la noirceur dénuée de tout contrechamp (pointes d’humour, digressions anodines…) du propos, la subjectivité radicale du
point de vue du narrateur / personnage principal, semblent devoir construire peu à peu un film quelque peu vain, qui tourne à vide. Et puis vient la conclusion, qui renverse complètement ces
préjugés négatifs et fait éclater au grand jour la cohérence d’ensemble et le bien-fondé de l’œuvre – comme dans Miller’s crossing, de nouveau. Lorsqu’il en arrive enfin à la
situation présente du héros, le récit en voix-off qui scande The barber et sa tonalité mortifère prennent tout leur sens. Il émerge alors du film, contre toute attente, un lyrisme
désespéré qui grandit jusqu’à atteindre son paroxysme dans une ultime minute bouleversante, pour nos yeux – le blanc aveuglant, irréel du décor – et nos oreilles : la dernière réplique,
«Maybe the things I don’t understand will be clearer there… and maybe there, I could tell her all those things they don’t have words for here », ne pourrait être plus poignante. Une
déclaration d’amour aussi belle que trop, beaucoup trop tardive.

 

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