• Enter the void, de Gaspar Noé (France-Japon, 2009)

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void-5Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Lundi matin, à 9h20

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

 

De mémoire récente de cinéphile, on n’avait pas vu un tel ovni atteindre les salles obscures depuis le Inland Empire de David Lynch il y a trois ans de cela. Bien sûr il y a eu entre temps d’autres films

expérimentaux
, radicaux ; mais aucun qui ne s’affiche avec une telle démesure, un aplomb si tranché dans ses aspirations, dans son envergure, dans sa présence. La grande
majorité de ces films se situant à la marge se cantonnent d’eux-mêmes à l’intérieur d’un cadre étriqué (des variations sur des genres de séries B, des scénarios a minima condensés sur peu de
choses), comme si à un certain niveau de leur inconscient ils ne voulaient pas déranger le cinéma mainstream. A l’opposé, Enter the void, pareillement à
Inland Empire, occupe crânement l’espace, dans toutes ses dimensions : temporelle, plastique, thématique, avec une sincérité et une cohérence évidentes dans le
geste.

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Niveau 0 : au commencement était…

Que l’on adhère ou non au résultat final, on ne peut mettre en doute l’audace et l’intérêt de la démarche de Gaspar Noé. Ses films cassent l’ordre établi, et pour cette raison désarçonnent voire
repoussent, parce que Noé considère le cinéma comme une forme toujours en gestation, pleine de couleurs, de sons, de flashs, d’incertitude (et de possibles) plutôt que comme un art installé,
ayant atteint un certain état d’équilibre où il se retrouve assez clairement structuré en genres, en règles, en techniques et méthodes. Le cinéma selon Noé est un univers qui n’est pas encore
sorti de son état chaotique inaugural, des premiers instants suivant son Big Bang. Il est donc extrêmement jeune, et malléable. Ainsi dans Enter the void comme dans le
précédent Irréversible, tout est possible en termes de structure et d’expression, car ils existent au sein d’un cinéma où tout est encore à définir – et où Noé ne fait
que proposer sa définition personnelle. Cet attrait pour l’enfance de l’art se retrouve dans les lieux, les activités et les concepts dont il nourrit ses histoires, tous également reliés à la
jeunesse (boîtes de nuit, drogues, sexe) ou au commencement – les traumas infantiles, les différentes étapes de la procréation.

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Enter the void est le 2001 du cinéaste (dont c’est le film culte proclamé), non plus à l’échelle de l’espèce mais à celle d’un seul de ces
membres dont sont couverts la vie dans sa quasi intégralité, la mort violente, l’errance en tant qu’âme survolant le monde des mortels, et enfin la réincarnation. Sous ses atours ultra
sophistiqués, le film repose sur un scénario on ne peut plus limpide, presque old school dans sa linéarité et son caractère explicite. Le premier acte sert à la présentation des
personnages, et à celle du fil directeur de l’intrigue qu’est le Livre des Morts des bouddhistes tibétains. Le résumé qui en est fait au héros Oscar par son meilleur ami Alex est, à la virgule
près, le programme qui sera appliqué par le film une fois l’élément déclencheur (la mort d’Oscar) advenu. La manœuvre est très habile, car elle permet à Enter the void
de ne faire dans la suite de son récit aucune concession à la bonne compréhension par le spectateur de ce qui se passe, et donc de maintenir intactes son intégrité et son énergie.

 

Niveau 1 : First person shot

Noé fait exploser le classicisme de cette première partie introductive en y adoptant un point de vue subjectif total, clignements d’œil numériquement rajoutés compris. Cette subjectivité peut
sembler n’être qu’une pose au début, mais la décision convainc sur la durée, par ce qu’elle apporte alors au film – exactement comme c’est le cas pour l’exposé du Livre des Morts. Se placer dans
la tête d’Oscar permet par exemple à Noé d’intégrer à son film une séquence de trip sous hallucinogènes avec beaucoup plus de naturel que la quasi-totalité des tentatives précédentes au cinéma.
Plus loin, quand Oscar sort de son appartement avec Alex et déambule dans les rues de Tokyo en direction du club The Void, où il se fera tuer, la combinaison de la caméra subjective et du talent
inné du cinéaste pour l’élaboration de longs et complexes plans-séquences accouche du plus bel exemple à ce jour de cinéma post-Cloverfield. Cette balade à la première
personne, urbaine et nocturne, fait même un pas de plus vers l’amalgame entre cinéma et jeu vidéo en se séparant des mécanismes de remplissage narratif présents dans
Cloverfield (groupe de personnages, péripéties à chaque coin de rue) pour ne laisser à l’écran que l’ossature de base de l’interactivité à la première personne : un
avatar à diriger et un décor à explorer. Enter the void passionne là, déjà, par ce retour aux fondamentaux. L’immersion qu’il crée se prolonge jusqu’au coup de feu fatal
à Oscar, que nous sommes logiquement incapables d’éviter à ce corps que nous occupons – le cinéma est un medium qui permet de ressentir, mais pas de réagir.

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Niveau 2 : Out of body flashback

Au moment du game over, ce même cinéma reprend donc fermement la main sur le long-métrage. Depuis ce point deux récits se déploient, d’abord nettement dissociés puis s’entrelaçant
de plus en plus ; l’un vers le passé d’Oscar et l’autre vers le futur sans Oscar. Les flashs qui composent le premier valent surtout pour leur composition formelle. Oscar y est à la fois présent
et absent, car filmé de dos et placé au premier plan où il se trouve isolé vis-à-vis et du spectateur (par rapport auquel il est un protagoniste du film), et de l’action – dont il devient
partiellement spectateur. Cette zone de limbes produite par la mise en scène fascine, mais d’une fascination qui n’efface pas entièrement le relatif manque d’intérêt de ce que fut au fond la vie
du personnage. Elle ne fait que le compenser, et rééquilibrer la balance. Car, pour le comparer à nouveau à Lynch, Noé a du mal à s’intéresser à des individus bigger than life (les
comédiens, professionnels ou par caractère, de Lynch) ou bien à employer sa mise en scène pour hisser à ce niveau des personnages plus « normaux ». Les protagonistes des histoires de
Noé ne s’affranchissent jamais d’une trivialité certaine. Il en va ainsi de l’« odyssée d’un junkie » au cœur d’Enter the void ; comme il en va finalement
d’une trame de jeu vidéo dupliquée pour la millième fois, et dont le joueur se fiche autant que les développeurs car elle n’est qu’un support nécessaire à l’essor des autres composantes de
l’œuvre.

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Niveau 3 : Nomad soul

Les suites du meurtre d’Oscar et la tournure prise par les vies de ses proches (principalement sa sœur Linda, son dénonciateur Victor, et Alex) sont autrement plus captivantes, sans réserve – ou
presque – cette fois. Comme annoncé dans le Livre des Morts, l’âme d’Oscar erre désormais dans le ciel de Tokyo et conduit le film à adopter une troisième forme de point de vue, aussi habituelle
dans le monde du jeu vidéo que les précédentes. Il s’agit de la vue omnisciente, « god like », qui permet de se mouvoir dans les trois dimensions, à travers
les murs et à travers les corps. Une nouvelle fois, Noé réinvente en partie le concept en se l’appropriant et en le greffant sur le cinéma. Cette vision éthérée devient par exemple un moyen de
relier deux personnages non plus par une coupe abrupte, mais par un travelling portant des informations telles que la distance entre eux ou le contexte dans lequel ils se trouvent. Elle donne un
accès immédiat et total à tous les axes de prise de vue de la grammaire du cinéma – plongée, cadrage objectif à hauteur de regard, vue subjective… Elle permet également une fusion sans égal entre
réel et virtuel, comme dans ces saisissants mouvements de transition d’une séquence à l’autre dans lesquels l’âme d’Oscar est happée par une source de lumière présente dans la scène.

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Le trip conceptualisé par Noé est brillant. Car il est unique. Car il est fonctionnel : un récit, bien qu’assez simple, se propage par ce biais, et ses enjeux nous importent. Car il
est ambitieux, dépassant de très loin le stade de l’expérience mineure en s’étalant sur une heure et demie et sur quantité de situations et de formes – qui deviennent autant d’occasions de
fasciner. Car il est intègre, enfin ; à aucun moment Noé ne transige, ne prend la tangente. Ce qui est évidemment superbe, et bouleversant presque, à observer. On peut presque faire le même
éloge au contenu thématique d’Enter the void. Noé traite de choses primitives, cardinales – et uniquement d’elles – sans louvoiement ni cynisme. Les dérivatifs, les
sujets annexes ou écran de fumée ne l’intéressent tout simplement pas. Et comme il est un cinéaste fondamentalement visuel, pour lui traiter d’un sujet c’est le filmer ; donc, il filme de façon
frontale le sexe, la drogue, l’avortement. Autant de scènes qui trouvent la beauté irrésistible découlant naturellement de la pureté, de l’évidence même naïve. La constance et la sincérité du
réalisateur sont à nouveau là, y compris dans ces plans qui ont tellement fait rire et jaser d’un acte sexuel vu de l’intérieur. Le trajet formel et narratif effectué par le film auparavant le
mène de toute manière à ce moment, sans échappatoire possible ; la scène ne pourrait tout simplement pas ne pas être.

 

Alors, au milieu de cette performance dans son ensemble si éloquente et cristalline, on donne plus d’importance qu’elles n’en ont réellement aux relâchements superflus que Noé se permet en
chemin. La succession de scènes de sexe lors de la traversée du Love Hotel par exemple, dont le résultat esthétique est remarquable mais dont la fonction tient plus du catalogue de jouissances
que d’un apport à l’avancée du propos du film. Soudain, Noé se fait plaisir dans une œuvre qui n’est par ailleurs que précision et exigence. Ce n’est pas préjudiciable, mais c’est un petit grain
de sable dans sa mécanique transcendante.

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