• De la rédemption (2/2) : Gran Torino, de Clint Eastwood (USA)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Samedi, à 22h30

Avec qui ?

Ma femme, dans une salle pleine

Et alors ?

Un coup dans l’eau gâchant un parterre de belles promesses, comme l’est Boy A qui concluait la première partie de cette chronique sur la rédemption, c’est
exactement ce qu’était L’échange il y a quelques
mois pour Clint Eastwood. Et c’est tout le contraire de ce Gran Torino resserré autour des codes de la série B (LE genre dont sont sortis de tous temps les meilleurs films
américains), mis en boîte en une vingtaine de jours et qui déborde toutes les attentes que l’on pouvait placer en lui. La bande-annonce, l’affiche, le pitch même du film en donnent une
image unidimensionnelle de film noir rêche et sans merci sur le thème de l’opposition entre vengeance et justice. Gran Torino est un peu ça – mais avec un traitement foisonnant
très proche d’Impitoyable, le chef-d’œuvre inaugural de la fabuleuse dernière période de la carrière d’Eastwood, et une révolution (au sens du tour fait autour de son axe) finale
inouïe. Et il est beaucoup, beaucoup d’autres choses.


Entre la perturbation initiale – l’agression par une bande de racailles de Thao, le jeune voisin de Walt Kowalski, le héros, sur le terrain de ce dernier – et sa résolution finale, Gran
Torino
emprunte des chemins de traverse qui le mènent à des endroits inattendus et passionnants. Si le personnage principal interprété par Eastwood a de nombreux points communs avec
celui d’Impitoyable (au point que le carton introductif de ce dernier pourrait être repris ici mot pour mot : « a man of notoriously vicious and intemperate
disposition »
), son environnement n’a plus rien de comparable. Impitoyable se situait à la fin du XIXè siècle, à l’aube de l’avènement des USA triomphants mais aux côtés
de ceux qui savent déjà qu’ils en seront les laissés pour compte. Gran Torino contemple au présent les derniers soubresauts de cette époque de domination, dans une banlieue
résidentielle de Detroit ravagée par la crise de l’industrie (automobile en particulier ; Walt est un retraité de Ford) et où les nouveaux immigrants, asiatiques, remplacent les anciens
venus d’Europe, polonais, irlandais, italiens, présents depuis si longtemps qu’ils en sont venus à se penser comme étant dépositaires de l’identité américaine. Qu’ils soient réellement tendus -
l’altercation entre Sue, la sœur de Thao, et trois noirs, la haine froide que se vouent Walt et la grand-mère des deux jeunes – ou convertis en sujets de plaisanterie (on rit souvent, et à gorge
déployée dans Gran Torino), il se développe au fil des accrochages entre les différents groupes ethniques rythmant le film une réflexion forte sur les mutations inévitables de
l’Amérique actuelle et sur l’héritage à remettre à ceux qui viennent s’y installer à leur tour. Cette thématique de la transmission, du legs est depuis quelques années centrale chez
Eastwood ; elle ne s’était jusqu’alors jamais étoffée à ce point, ne parlant plus simplement de destins individuels mais du pays dans ce qui le définit fondamentalement – en plus de
l’immigration et de l’économie, la religion, la guerre, la valeur du travail jouent un rôle central dans le récit.


Opulent témoignage sociologique, Gran Torino est aussi un savoureux teen movie. Malgré lui, Walt endosse le rôle de père de substitution pour Thao, ainsi d’ailleurs que
pour le jeune prêtre en charge de la paroisse du quartier. Tous les motifs du genre qu’est le récit d’apprentissage sont bel et bien balayés, mais en suivant des voies irrégulières et
iconoclastes au gré des décisions imprévisibles (offrir soudainement d’apprendre à Thao les comportements à adopter pour « être un homme », venir à confesse) de Walt et de ses
monologues véhéments et crûment débités sans souffrir d’interruption intempestive. Une part importante de la réussite ou de l’échec de telles scènes se joue au niveau du choix des acteurs – ou
plutôt de l’acteur au singulier, tant Walt / Clint Eastwood occupe tout l’espace dans une performance mémorable, peut-être bien sa meilleure. Mêlant le charisme et la présence physique de ses
rôles chez Sergio Leone ou Don Siegel, la prise en dérision (via une large palette de mimiques et de grognements animaux hilarants) de l’image violente et âpre qui lui a collé à la peau suite à
Dirty Harry, et ce regard droit dans les yeux de la mort qu’il soutient depuis plusieurs années, Eastwood se construit un personnage extraordinaire. Il entretient à lui seul la
dynamique comique échevelée des scènes légères de même que, plus tard, la charge émotionnelle du dénouement tragique.


A ce propos, Gran Torino marque une rupture avec les dernières prestations d’Eastwood acteur. Celles-ci prenaient toutes la forme d’un pied de nez à l’inéluctabilité de la
vieillesse et de son point final : la greffe de cœur de Créance de sang, la cure de jouvence offerte par l’arrivée miraculeuse d’une nouvelle jeune recrue à entraîner dans
Million dollar baby, les monte-en-l’air de Space cowboys. Pour la première fois depuis Impitoyable, le cinéaste revient avec Walt Kowalski à un
personnage arrivé au bout du chemin et qui en est conscient. C’est là le premier ressort, déchirant et solennel, du dernier acte dont le virage vers un récit entièrement dramatique nous serre le
cœur. Le second étant l’acceptation par Walt du rôle qu’il s’est vu confier – celui d’exécutant du sale boulot abject et indéfendable que la société refuse de se compromettre à accomplir mais
dont elle est ravie de se décharger silencieusement sur un bouc émissaire : crimes de guerre, exécutions sommaires sans attente de la justice. Walt est entré dans la première catégorie un
demi-siècle plus tôt, quelque part en Corée pendant la guerre ; les gens autour de lui attendent maintenant qu’il se charge de la seconde. De son vivant, sa quête de rédemption ne l’a pas
mené plus loin que celles entamées par les jeunes héros de Z32 et de Boy A. Dans sa mort, qu’il planifie lui-même, il trouve une sorte de délivrance dans une
confession improvisée (à Thao, à travers une porte grillagée – brillante idée de mise en scène) et dans ce qu’il transmet de matériel et d’éthique à son jeune protégé. Eastwood nous bouleverse et
nous tire des larmes, mais il se tient toutefois à bonne distance de toute interprétation sacrificielle ou héroïque du geste de son héros, acrimonieux jusqu’au bout et qui se serait bien passé de
tout ce ramdam. Quant au monde autour de Walt, et aux gens qui le peuplent, ils n’ont changé ni en bien ni en mal entre l’ouverture et la clôture du récit et conservent toute leur complexité.


Bien qu’elle traîne dans son sillage une certaine pesanteur, l’expression « film testament » vient forcément à l’esprit devant Gran Torino. Sur une forme de série B qui
est celle qui lui a toujours le mieux convenu, et avec une démonstration émotionnelle rare chez lui, Clint Eastwood y balaye des pans entiers de sa carrière ainsi que de l’histoire contemporaine
de son pays. Et c’est lui-même qui nous accompagne alors que les lumières se rallument, en chantant les premières strophes de la chanson du générique de fin : «Your story is… Nothing
more… Than what you see… Or what you’ve done… Or will become »
. Mais Clint n’en a pas encore fini avec nous : il va bientôt attaquer le tournage de son film suivant, The
human factor
sur la victoire de l’Afrique du Sud dans la Coupe du Monde de rugby post-apartheid de 1995. Mort devant la caméra, peut-être, mais increvable derrière elle.

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