• Bande à part, de Jean-Luc Godard (France, 1964)

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Où ?

A la maison, en DVD zone 1 Criterion acheté à New York en même temps que celui de Chasing Amy

 

Quand ?

Dimanche soir

 

Avec qui ?

Ma femme

 

Et alors ?

 

Entre ses deux œuvres monumentales (Cinémascope, Technicolor, acteurs stars) que furent Le mépris et Pierrot le fou, Godard s’amusa à tourner une paire de films volontairement plus proches de la série B
dans leur forme – noir et blanc, image 4/3 – et dans leur source d’inspiration. Il y eut Alphaville, proposition de science-fiction que j’ai chroniquée ici ; et il y eut Bande à part, proposition de
polar d’ailleurs adaptée – librement – d’un roman de Dolores Hitchens, Fool’s gold. Soit un duo d’aspirants malfrats, Arthur (Claude Brasseur) et Franz (Sami Frey), qui tente de mener à
bien le braquage du coffre-fort rempli de billets de banque de l’oncle de la jeune et candide Odile (Anna Karina), qu’ils ont rencontrée à un cours d’anglais.

 

Le casse en soi n’intéresse Godard que dans le dernier tiers du film. C’est déjà beaucoup plus que pour A bout de souffle, où les irruptions de l’intrigue policière dans le récit étaient invariablement tuées
dans l’œuf ; on pourrait presque dire que ça fait trop, un tiers, car cela donne au film un second centre de gravité en plus des apartés et aphorismes en tout genre de « Jean-Luc
Cinéma Godard »
comme il se distingue lui-même au générique. La science-fiction d’Alphaville, genre plus neutre, fait d’ambiances et d’arrière-plans, s’amalgame mieux au
style du cinéaste que le film noir, qui fonctionne sur un scénario et des péripéties.

Pour légèrement bancal qu’il soit, Bande à part n’en reste pas moins une œuvre foisonnante et grisante par ses références culturelles et sociales par poignées, ses idées de mise
en scène, ses héros fondamentalement indéchiffrables. Pendant tout le temps où il se focalise sur les lignes de fracture et les recompositions sentimentales de son trio central, Godard est à
mille lieux du film de genre. Il a déjà un pied et demi dans Masculin féminin, qui ouvrira deux ans plus tard sa phase d’étude ethnologique poussée de la jeunesse française ;
et quelques décennies d’avance sur les films sociaux anglais (entre autres, mais les anglais sont les plus assidus et à la pointe dans ce domaine) traitant du même sujet. Les héros de
Bande à part sont des jeunes désœuvrés, évoluant dans un environnement dénué d’âme (la banlieue Est de Paris), n’ayant ni modèle à copier ni doctrine à laquelle se rattacher, et
par conséquent n’ayant aucun plan pour l’avenir – si ce n’est la richesse soudaine à très court terme, au biais du braquage motivant l’intrigue. La nonchalance mise dans la conduite de cette
dernière ne doit pas camoufler la remarquable profondeur apportée aux personnages. Dans un entretien reproduit dans le livret qui accompagne le DVD, Godard les qualifie
d’« animaux » en raison de l’absence totale de lien entre eux et la société, dans les deux sens – ils ne lui apportent rien, et eux-mêmes n’en tirent rien.

Le brio de Godard est d’exposer cette impasse inquiétante sans en passer par la démonstration pachydermique ou le témoignage larmoyant ; mais par l’assemblage de morceaux de cinéma. C’est un
cours d’anglais où l’on se désintéresse du professeur en même temps que le font les élèves, une visite du Louvre en 9min43s (record mondial battu), une minute de silence respectée absolument, un
Madison exécuté à trois, puis à deux, puis par Odile toute seule sur la piste de danse d’un bar, tandis que le cinéaste égrène en voix-off les sentiments contradictoires de chaque membre du trio
envers ses deux acolytes. Le film épouse sans retenue le mélange d’apathie persistante et de prises de décisions brutales et intermittentes qui caractérise Arthur, Franz et Odile. La mise en
branle anticipée du braquage en fait partie. Elle fait basculer Bande à part dans une violence froide et nue, captée sans stylisation superflue : plans larges impartiaux,
longues prises qui font monter la tension et le malaise, musique qui se tait. L’issue du drame était de toute façon jouée depuis bien longtemps ; dans ces dernières scènes, elle ne fait que
se déployer au grand jour, dans un ultime acte désespéré d’individus à court de solutions et ne souhaitant pas en chercher de nouvelles.

Cela commence à devenir une – excellente – habitude : les suppléments proposés sur le DVD Criterion constituent un ensemble captivant et particulièrement instructif. Dans leurs interviews
respectives, Anna Karina et le chef opérateur Raoul Coutard se remémorent leur longue collaboration avec Godard, en se focalisant sur Bande à part. Leurs souvenirs précis et
riches donnent un excellent aperçu des deux facettes du travail du cinéaste, sur la technique (Coutard lâche quantité de détails passionnants sur le système D qu’était le tournage du point de vue
des caméras et accessoires) et avec les acteurs. Un autre remarquable bonus est le « glossaire visuel » réalisant l’énumération des nombreux clins d’œil – aux films de ses complices de la Nouvelle
Vague – et références culturelles (aux surréalistes, à Verlaine et Rimbaud, à la pop culture américaine…) disséminés dans le film par Godard. Le bonus en question en fait un panorama exhaustif,
et très enrichissant tant Bande à part repose en grande partie sur cet aspect « film à clés ».

Enfin, cette édition recèle deux raretés : Les fiancées du pont MacDonald, un court-métrage muet totalement loufoque signé Agnès Varda juste avant le tournage de Bande à
part
, et qui est lui aussi un film à clés (Varda y raconte en filigrane la rupture et la réconciliation de Godard et Karina, avec des personnages interprétés par… Godard et Karina) ;
et un extrait de documentaire télévisé consacré à la Nouvelle Vague, comprenant une interview de Godard discutant des motivations du mouvement, et des images du tournage de Bande à
part
. Lesquelles images valent en particulier le détour pour l’humour décapant du cinéaste (si, si), qui se moque ouvertement du médium télévisuel, via l’équipe venue couvrir le
tournage, avec des saillies du genre « Allez, c’est la pause. On va manger, puisque contrairement à la télévision le cinéma nourrit son homme… On va se manger du poulet, pendant que
les gars de la RTF feront avec leurs sandwiches »
.

 

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