• Alphaville, de Jean-Luc Godard (France, 1965)

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Où ?
A la maison, en DVD zone 2  de la collection « Grands cinéastes » du journal Le Monde

Quand ?
Ce week-end

Avec qui ?
Seul

Et alors ?

Lorsque Godard, pris dans le déferlement créatif de la 1ère partie de sa carrière (15 films en 10 ans), tourne Alphaville en 1965, le cinéma français est extrêmement peu fourni en
films de science-fiction. 40 ans plus tard, le constat est toujours valable, presque à l’identique – le Je
t’aime, je t’aime
de Resnais et Le 5è élément de Besson sont autant d’oasis dans le désert. Le film de Godard n’en prend donc que plus de valeur, d’autant plus qu’il
a particulièrement bien vieilli.

Les 2 premières séquences, construites en miroir dans une chambre d’hôtel luxueuse puis dans une autre miteuse, et mortelle pour son occupant, mettent ainsi en place avec 17 ans d’avance les
concepts qui serviront de base à Blade runner : une réappropriation astucieuse des codes du film noir (un détective privé, une femme fatale, une ambiance urbaine nocturne et
glauque), l’arrivée dans une ville ultra-technologique d’un ou plusieurs étrangers gênants venants « des pays extérieurs », et sur la forme une manière de fabriquer le futur à
partir de décors et d’objets présents, voire passés, mais réagencés et filmés de façon singulière. D’un univers à la Philip K. Dick, Godard sait se projeter à une vision plus
« Orwellienne » des choses lorsqu’il s’agit de développer sa vision d’une société futuriste. Dans la droite ligne de 1984, celle-ci est sans surprises et sans affect,
aliénée par une science matérialiste et un sens drastique de la hiérarchie, et dirigée par un Big brother immatériel dont la voix – idée géniale – envahit chaque lieu, chaque dispositif,
des cours d’université aux portes des bureaux.

La fibre anarchiste de Godard, omniprésente de A bout de souffle à Pierrot le fou, vient rendre encore plus actuel ce point. Au travers de cette société parfaite, au sens où un
totalitarisme peut être parfait, le cinéaste vise clairement l’idéologie capitaliste. L’introduction d’un élément extérieur (le héros, Lemmy Caution, que l’interprétation de l’américain Eddie
Constantine rend encore plus décalé par rapport au décor, parisien, et aux autres acteurs, français) dans le mécanisme sert pour Godard de prétexte à une série de saynètes sur le fonctionnement
d’Alphaville – les hôtels, les universités, les « séductrices » (car il y en aura toujours), les exécutions capitales (idem ?), les visites médicales qui tournent à la vérification
de la conformité de chacun à la norme limitatrice. En visionnaire, mais sans tomber dans la démesure (il se contente d’observer en prenant du recul), Godard rend tangible au fil de ces séquences
l’existence d’une répression silencieuse et permanente, qui compte sur la participation de tous pour surveiller, et au besoin dénoncer les mauvais éléments.

Alphaville n’est pas sans défauts : il annonce les excès à venir du réalisateur, dans les inserts énigmatiques et abondants d’images et de signes ou à travers une séquence
absconse et verbeuse au pourtant remarquablement nommé « Institut de sémantique générale ». Mais le dernier acte, magistral et bouleversant, renvoie ses réserves à leur juste place – au
placard. Pour renverser ce monde glacial et réveiller les hommes qui l’habitent, Godard place une foi absolue en l’art, qu’il soit cinéma ou littérature. Là encore, il n’y a pas de
surprise ; ce même sentiment d’amour et de respect de la création artistique irrigue tout autant A bout de souffle et Pierrot le fou. Dans
Alphaville, le cinéaste le résume dans une réplique magnifique : « Qu’est-ce qui permet le passage de la nuit à la lumière ? La poésie ».

C’est avec ce credo que Lemmy Caution séduit et « pervertit » la belle endormie Natasha (Anna Karénine), au cours d’une longue et géniale séquence où il la détache pas à pas d’un monde
où le dictionnaire sert de Bible et où des mots sont éliminés chaque semaine. Godard se montre autant à l’aise dans cette scène d’éveil que dans un autre passage obligé de la science-fiction, la
grande scène d’action finale. Sans les moyens – ni l’envie, à n’en pas douter – pour une démonstration de force visuelle, le climax d’Alphaville n’en est pas moins un
vrai succès. Les codes du genre y sont réinventés de manière très libre et personnelle à l’image de la brigade d’intervention de la ville, composée de visages patibulaires et aussi anonymes que
les couloirs de leurs locaux policiers (l’inspiration de Matrix viendrait-elle de là ?). Cyniquement, ces soldats utilisent l’humour – disparu de la vie normale, et donc
désarçonnant – pour arrêter leurs cibles ; et quand le cerveau central meurt, leur détresse désespérée et leurs mouvements désordonnés prennent une tournure irréelle et presque mélancolique.

Tout aussi symboliquement, le film se conclut sur une fin romantique la plus belle qui soit : un « Je vous aime » susurré entre les amants en fuite, sous les néons fugaces
d’une autoroute. La scène est si parfaite que Godard la reprendra quasiment à l’identique dans son chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre, Pierrot le fou.

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