• À bout de souffle, de Jean-Luc Godard (France, 1959)

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!

Où ?
Dans le jardin des Champs-Élysées, à 2 pas de là où le film a été tourné ; et chez moi en DVD, dans l’édition zone 2 en partenariat avec Les cahiers du cinéma


Quand ?

Fin août, et le week-end dernier


Avec qui ?

Seul, au milieu d’une audience très garnie malgré la fraîcheur de cette fin d’été (à vue de nez, pas loin de 1000 personnes) pour ce qui était l’avant-dernière séance du cinéma au clair de lune du Forum des Images ; puis avec ma femme, pour lui faire découvrir Godard


Et alors ?

« Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville… allez vous faire foutre ». Des répliques cultes comme celle-là, À bout de souffleen est rempli, jusqu’à sa conclusion « dégueulasse ». Le talent déjà mature du débutant Godard pour les aphorismes et les dialogues qui claquent y est magnifiquement servi par les 2 stars que le réalisateur a « kidnappées » pour son 1er film fauché et sans script : Jean-Luc Belmondo et Jean Seberg, qui se prennent complètement au jeu tous les deux, bien que pour des raisons différentes. Si le français s’amuse volontiers à casser son image avec Michel Poiccard, petit malfrat anarchiste, dangereux par effronterie plus que par réel dessein de nuire, l’embarras et la perplexité du personnage de Patricia sont ceux ressentis sans recul et non joués par la toute jeune américaine (19 ans).

souffle-2.jpg

L’attrait de Godard pour des fictions directement nourries par le réel, de plus en plus présent dans la suite de sa carrière, est déjà au cœur de À bout de souffle. Appliquer cette volonté d’être en phase avec l’actualité dans un genre d’ordinaire aussi imperméable au monde extérieur que le polar est une gageure telle qu’elle explique une bonne part de la déflagration qu’a représenté la sortie du film. L’intrigue policière du film (Michel, escroc quelconque, tue un flic pour échapper à un contrôle sur la route de Marseille à Paris ; une fois dans la capitale, il a la police à ses trousses) est on ne peut plus repoussée à la marge : dans les 10 premières minutes, montées tellement cut qu’on ne commence à les comprendre réellement qu’au bout du 3è visionnage, et les 5 dernières – encore que le traitement du final, rue Campagne-Première, soit plus proche de la tragédie romantique que du polar.

souffle-4.jpg

Le reste du temps, le jeu du chat et de la souris entre Poiccard et les flics est constamment parasité par autre chose : l’amour, le travail, le désir sexuel, la littérature, les journaux, le cinéma, les voitures, on en passe. L’évidence, la rigueur de la fiction à l’ancienne symbolisée par l’idole de Poiccard, Humphrey Bogart (un problème de départ, des péripéties en rapport, une résolution unique), est débordée de toutes parts par le foisonnement de sollicitations, d’animations de la réalité. À bout de souffle hypnotise car c’est une œuvre qui s’affranchit avec succès de l’exigence du récit. Ce dernier est si fin qu’on se surprend à le redécouvrir à chaque fois ; tandis que les répliques, les digressions, les mimiques qui emplissent le film s’impriment de manière indélébile en nous dès la première fois.

souffle-1.jpg

En creux apparaissent au fil du film les mutations accélérées qui ont transformé le monde dans les années 50-60. Il y a ce qui est sur le point de disparaître – l’âge d’or où un cinéma mêlant exigence et succès populaire était la norme ; des détails comme les standards téléphoniques ou les vendeurs de journaux dans la rue ; le concept du mâle dominant et sans entraves. Et ce qui prend forme : la démocratisation des avions de ligne, le cinéma fauché en décors réels, la libéralisation des mœurs, l’indépendance des femmes – 15 ans avant la légalisation de l’avortement, Godard en fait une des clés du film. À bout de souffle est le passage de relais entre le passé et l’avenir, entre Poiccard (1ère réplique du film, pour lui : « après tout, j’suis con ! ») et Patricia (dernier plan, pour elle : elle regarde Poiccard, la caméra et le spectateur tous en même temps, tourne le dos et part).

souffle-3.jpg

Mais au-delà de l’aspect sociologique, À bout de souffle est plus globalement l’œuvre d’un génie. Il faut en être un pour réussir, comme Godard, à rassembler autant d’éléments disparates (l’improvisation des dialogues au jour le jour et le polar, l’étude de mœurs et le son direct, les acteurs stars et les plans volés sur les Champs-Élysées, le free jazz et les aphorismes en voix-off, la tragédie et la désinvolture…) et en tirer une œuvre aussi cohérente, aussi superbe, aussi jubilatoire. Ça peut ressembler à un abandon de poste de critique de s’en remettre ainsi au « génie », mais il faut de temps en temps savoir faire profil bas.

souffle-5.jpg

Comme celle de Pierrot le fou, la nouvelle édition DVD de À bout de souffle réalisée par Studio Canal et les Cahiers du Cinéma est un incontournable. La présentation du film par le journaliste Emmanuel Burdeau est une parfaite mise en bouche, à la fois érudite et joviale. Mais le gros morceau, c’est le documentaire « Chambre 12, Hôtel de Suède », de Claude Ventura, qui part pendant 1h20 sur les traces du mythe à travers Paris. Réalisée au début des années 90, cette enquête peut s’enorgueillir d’entretiens à bâtons rompus avec la plupart des membres de la jeune équipe d’alors : acteurs, chef op, scripte, complices de la Nouvelle Vague… Les anecdotes fusent, en se recoupant ou se contredisant, pour raconter l’aventure d’un film pas comme les autres où les copains déjà célèbres servent de prête-noms, au plan de travail erratique (selon les inspirations ou non du cinéaste) et au budget minimaliste, et fait en catimini pour échapper le plus longtemps possible au regard inquisiteur des gens. Très inspiré (le détour surprise et très bien senti par la Suisse, patrie de Godard ; la présence-absence de ce dernier dans le documentaire, puisqu’il refuse de répondre aux questions), Ventura met à jour certaines pièces du puzzle À bout de souffle et, loin de le démystifier, en enrichit la légende. Le supplément idéal, en sorte.

Les commentaires sont fermés.