• Hara-kiri, de Takashi Miike (Japon, 2011)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Mardi soir

Avec qui ?

MonFrère

Et alors ?

C’est essentiellement comme artiste horrifique immodéré que Takashi Miike s’est fait un nom, depuis le choc Audition qui l’a révélé aux yeux du monde (à moitié clos, les yeux, tant la séquence de vengeance/torture finale est difficilement supportable) aux moyens-métrages géniaux La boîte – au sein du film à sketches 3 extrêmes – et La maison des sévices – épisode censuré de la série Masters of horror – où son talent baroque et pervers éclate dans toute sa démesure. Mais quand on a comme lui 87 mentions comme réalisateur sur sa page IMDb en deux décennies de carrière, cela ouvre des opportunités pour expérimenter d’autres genres et d’autres ambiances. Ainsi ce Hara-kiri, remake d’un classique du cinéma japonais tourné il y a un demi-siècle par Masaki Kobayashi, et qui en reprend fidèlement les bases narratives et formelles pourtant très éloignées de l’esprit habituel des films de Miike.

Le motif central de Hara-kiri est le flashback, employé sous sa forme la plus noble, datant de la nuit des temps. Un personnage raconte une histoire à un autre, provoquant au sein du récit une enclise suivie avec diligence par tous ceux qui écoutent, cinéaste compris. Hara-kiri comprend deux flashbacks, qui se recoupent et se répondent selon le modèle instauré au cinéma par Rashomon : un même événement vu depuis deux points de vue distincts, adossés à deux conceptions du monde elles aussi différentes, donnera lieu à deux aperçus des faits si radicalement divergents qu’ils vont finir par se contredire. A un rônin (samouraï déchu et rendu indigent par la ruine de son clan) venant lui soumettre une ultime requête, celle d’avoir l’honneur de réaliser son seppuku (suicide rituel, dont l’autre nom négatif est le fameux hara-kiri) dans l’enceinte de la résidence du clan Li – florissant, celui-ci – dont il a la charge, l’intendant en chef relate l’histoire d’un autre rônin venu présenter une demande similaire peu de temps auparavant. Son intention par ce biais est de professer une leçon de morale, une parabole édifiante qui s’élève au-delà des afflictions du commun des hommes pour illustrer des doctrines absolues sur l’honneur et le respect des lois et des traditions. Cet exposé a l’évidence tranchante du discours prêché par un convaincu : unité de lieu et de temps, inéluctabilité du châtiment final envers le fautif. Dans un geste cinématographique d’un grand classicisme, Miike adopte sans sourciller le point de vue de son narrateur et adapte sa mise en scène en conséquence, en étirant la durée de la séquence pour accroître le poids de la démonstration et surtout en mettant son don pour l’horreur au service de la scène du supplice expiatoire, rendue proprement insoutenable (mais ne versant jamais dans la grandiloquence contreproductive).

Mais les choses ne sont aussi simples et vite réglées (une demi-heure pour le récit de l’intendant ; celui du héros en prendra le double) que vues depuis la position des puissants, qui imposent leur morale et leurs règles et ne voient donc pas quelle difficulté il y a à les appliquer. Avec les mêmes protagonistes du drame, le rônin Hanshiro raconte une toute autre réalité, celle de laissés pour compte méprisés par le système en place car inadaptés et de ce fait gênants. Pour eux la morale autoproclamée est une hégémonie biaisée, les règles sont des contraintes qui fonctionnent à leurs dépens. Pour leur servir de porte-voix, Miike rejette la froideur du premier flashback et passe au mélodrame dans ce qu’il a de plus âpre et tire-larmes. La conversion étonne de sa part, mais l’énergie du désespoir produite par le résultat est indéniable, foudroyante. Le réalisateur prend parfois le risque de trébucher le long de ce chemin de souffrance, en s’attardant un peu plus longuement que nécessaire (car le premier retour en arrière nous a révélé la fin de l’histoire) à certains tournants. Mais la chute redoutée ne se produit jamais, tant la conviction de Miike et la justesse de son rapport aux personnages sont puissantes et droites. Hara-kiri est l’inattendu compagnon de route de ces autres films du dernier Festival de Cannes où s’affirme le devoir de donner une tribune solide et d’envergure aux misfits en tout genre, les faibles et les malchanceux. Le gamin au vélo, Habemus Papam, Melancholia, L’Apollonide, et dans les sélections parallèles Ceci n’est pas un film ou encore Les neiges du Kilimandjaro s’attachent à accomplir cette mission, qui consiste non pas à étaler sa compassion bienpensante mais à donner à voir une vie, sur la durée, dans le détail de l’intime et des échecs ou des impossibilités. Le comédien auquel Miike a confié le rôle central du film, Koji Yakusho (acteur fétiche de Kyoshi Kurosawa, depuis Cure), est l’incarnation parfaite de cette dignité silencieuse dans l’épreuve, de cette endurance contrainte.

Les bonnes surprises occasionnées par Hara-kiri ne s’arrêtent pas là. Parmi les longs-métrages citées plus haut, il est celui qui dresse l’état des lieux le plus acéré de la crise sociétale actuelle. La ségrégation physique entre les nantis et les autres, les manœuvres des premiers pour asseoir leur position, et le creusement appuyé du gouffre des inégalités entre les deux groupes qui s’en suit nous sautent à la gorge par le contenu du scénario, bien sûr, mais plus encore par la manière dont Miike renforce celui-ci par ses choix de mise en scène. Le présent du récit est un huis clos intraitable cantonné dans les murs du quartier général du clan Li, symbolisant ainsi son aveuglement volontaire vis-à-vis de la misère régnant à l’extérieur[1] – et qui demeure inébranlable y compris lorsque le malheur s’invite à votre table, comme c’est le cas au cours du long et douloureux affrontement final. Quant à la famille de héros indigents, elle est presque tout le temps filmée dans un état d’isolement intégral, terrible, signe de l’anéantissement de toute forme de lien social qui permettrait à ceux qui souffrent de résister par le biais de l’entraide. Au contraire, chacun tente de s’en sortir seul et personne n’y parvient. Cette année, peu d’œuvres nous ont parlé aussi crûment de notre monde que ce film de samouraïs se déroulant au 17è siècle.

[1] De ce huis clos, j’aimerais voir la version 3D (format dans lequel Hara-kiri a été tourné, mais non retenu par le distributeur français – avec l’accord de Miike tout de même), car même en 2D il transparait dans ces scènes un souci de la scénographie, des mouvements d’appareil et de l’usage de la profondeur de champ qui laisse deviner une belle exploitation du relief…

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