• L’Apollonide, de Bertrand Bonello (France, 2011)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles, dans une des trois grandes salles, pleine à craquer. Assister à ce genre de choses pour un film aussi ambitieux et unique que L’Apollonide est un immense plaisir.

Quand ?

Samedi soir, à 20h

Avec qui ?

MonFrère et sa copine

Et alors ?

L’Apollonide vient ajouter son nom à la liste déjà impressionnante des merveilles présentes dans la sélection du dernier Festival de CannesThe tree of life, Le gamin au vélo, Melancholia, Habemus Papam. Il est même, à mon sens, le joyau le plus étincelant du groupe. Son éclat provient d’une source unique, mais dont la lumière est réfractée dans toutes les directions par les innombrables facettes taillées avec maestria par Bertrand Bonello. Cette source au cœur du film, c’est l’ambiguïté. Tout dans L’Apollonide est incertain, changeant, trouble, ondulant en permanence entre les deux pôles de chacun des multiples axes de lecture de cette œuvre étourdissante.

Rêve et réalité

L’Apollonide est construit selon une structure à trois temps, séparés les uns des autres de quelques semaines ou mois et reliés entre eux par des fils narratifs fins mais solides. Un prologue et un épilogue, se concentrant chacun sur une seule et même soirée dans la maison close, bordent une partie centrale plus ample, déliée dans la durée avec une progression des personnages et des récits au fil des jours et des nuits. Ces changements de forme et de force du passage du temps selon les séquences sont un des fondamentaux du film. Bonello rejette la présence de repères nets, faisant du matin, du soir et autres des notions réservées au monde extérieur à la maison mais n’ayant pas cours entre les murs de celle-ci. Ici règne un temps singulier, pour lequel nous n’avons ni les mots ni l’expérience pour le saisir, le définir, et ainsi le soumettre. Ce temps n’a pas non plus de linéarité assurée, comme la scène d’ouverture en apporte la preuve en passant à plusieurs reprises par des mêmes fragments d’événements, de dialogues, sans qu’on ait remarqué un quelconque raccord de flashback ou autre artifice. Ce phénomène ne se reproduira pas par la suite, mais son effet – ouvrir grand la porte à une porosité entre les différents niveaux de temporalité et donc de réalité – ne s’estompera pas. Sans attendre, dès le prologue Bonello amalgame d’ailleurs la réalité du rendez-vous entre une des prostituées, Madeleine, et l’un de ses clients régulier, avec le rêve de ce même rendez-vous né dans l’esprit de Madeleine. Le montage qui fusionne les deux en une même scène indémêlable est superbe, égal aux compositions du Lynch des grands jours. Les méandres et replis infinis de L’Apollonide sont faits de la même substance trouble que ceux de Mulholland Drive et de Twin Peaks[1], jusque dans les nappes musicales ouateuses et angoissantes qui occupent la bande-son.

Souvenirs et suspense

Ce trouble tapi au cœur du film n’est pas seul à en dérégler tous les repères. Bonello maintient une ambivalence forte à un autre niveau, plus évident, celui de la narration. L’Apollonide suit assez fidèlement les codes du genre de la reconstitution d’époque en costumes. L’effort de documentation entrepris saute aux yeux, de par la quantité de détails de forme – décors, tenues – et de fond – routine quotidienne des héroïnes, fonctionnement du système des dettes et du commerce, gestion de la maison – qui constituent la matière de l’histoire. C’est véritablement sans calcul ni mépris que Bonello tient la chronique réaliste du lieu, de ses us et coutumes. Et c’est en plus de ce premier degré de récit qu’à chaque fois que la nuit tombe, que l’artifice et le spectacle reprennent le dessus sur la réalité concrète (les filles se maquillent, se coiffent, se parent des plus belles tenues et consentent à tous les désirs des clients en feignant de les partager), que le réalisateur ajoute un second niveau également riche. Son Apollonide est un film « collectif » et non « choral » pour reprendre ses propres termes ; les filles y vivent des destins exclusifs, liés uniquement par un espace en commun et non un propos imposé par l’omniscience du metteur en scène. Ce ne sont pas des marionnettes mais des individualités, dont les aventures sont placées chaque soir sous le signe du suspense. L’incertitude quant aux exigences qui vont leur être posées se double de la peur que celles-ci se finissent très mal[2], une conclusion dont l’on sait depuis le prologue et le drame de Madeleine qu’elle est toujours envisageable. Cette tension oppressante, qui va en s’amplifiant à mesure que la nuit avance est menée en parallèle pour toutes les filles, créant un dispositif menaçant qui évoque la série 24 – de manière évidente dans les effets de split-screen qui reviennent régulièrement ponctuer le récit.

Cinémas français et américain

Lynch au premier paragraphe, 24 à l’instant ; on peut ajouter une troisième référence venant d’outre-Atlantique avec David Cronenberg, l’un des très rares cinéastes au monde à faire de la chair des personnages un élément important de ses films, comme un enjeu ou bien un outil. L’Apollonide possède cette même qualité, en mettant à profit l’exhibition imposée de la chair des prostituées pour y trouver un autre moyen de raconter des choses, d’exprimer des émotions. Seules ou travaillées par une force extérieure, la peau, les formes d’un corps remplacent plus d’une fois les mots pour dire la violence, la soumission, la mort – le désir et la tendresse aussi des fois, mais de façon plus isolée.

Ses inspirations américaines sont nombreuses, mais L’Apollonide est suffisamment opulent pour être en même temps le film « le plus français » de Bonello, comme il le proclame. La maison close est déjà en soi un sujet très français ; le développement qui en est fait l’est tout autant, avec cette sensualité épanouie et débordante, ce refus de mettre l’intrigue au centre des choses (il y a des moments où le film ne raconte plus mais contemple, se laisse dériver), cette présence diffuse mais constante de l’idée de lutte des classes – les clients sont immensément riches, les prostituées endettées pour des années. Le film serait-il parvenu à prendre le meilleur des deux mondes ? Possible.

Charnel et cérébral

Rares sont les longs-métrages qui, comme L’Apollonide, empruntent avec tant de virtuosité et de force le chemin qui passe par nos sens pour venir se brancher directement sur les niveaux les plus profonds de notre conscience. C’est un film éminemment tactile, ainsi que je l’ai dit avec la comparaison faite avec Cronenberg ; mais les stimuli plus classiques, d’ordre visuel et sonore, qu’il déclenche sont tout aussi intenses. Les jeux sur ce que l’on voit ou ne voit pas (par les contrastes, les reflets, les cadrages désaxés…), la présence majeure de la musique en écho de l’action font du film un raz-de-marée sensoriel ininterrompu. Il n’est jamais au repos, ne nous laisse jamais en paix mais sans cesse nous saisit, nous bouscule, soulève à notre intention des questions de taille aux réponses équivoques. Bonello traite à égalité la surface des choses, le produit immédiat des relations entre les êtres ; et les effets de fond de ces interactions, qui s’échafaudent à plus long terme et de manière plus insidieuse dans la psyché et l’attitude de chacun. Il n’y a pas de primauté de l’un sur l’autre, mais une irréductible coexistence. C’est ainsi que le commerce de leur corps exercé par les héroïnes du film peut être simultanément beau, érotique – leurs corps, leurs tenues, leurs gestuelles – et monstrueux dans le rapport de domination et d’humiliation brutales qu’il induit. Cette beauté et cette monstruosité, également déclinables sur le mode du plaisir et de la souffrance, sont deux vérités d’une même recevabilité, d’une même fermeté. L’une n’est pas l’ombre trompeuse de l’autre. En respectant cet équilibre, et surtout en sachant l’exprimer à l’écran, Bonello génère dans son Apollonide un vertige des sens et de l’esprit si immense qu’il nous laisse chancelant, sans appuis assurés, pris entre la sensualité et la tristesse – aussi intenses l’une que l’autre – du lieu.

Passé et présent

Une autre sorte de vertige, moins fondamental mais lui aussi envoûtant, vient se greffer à l’œuvre : l’effacement de la frontière temporelle nette entre le passé et le présent. Cette greffe est en mesure de prendre sans aucun rejet, grâce à l’ambiguïté qui règne sur toute chose dans le film. Ici, c’est une chanson rock (Nights in white satin des Moody Blues) qui résonne une nuit dans le salon de la maison close soixante-dix ans avant sa composition ; là, à la fin, c’est un personnage qui passe soudain de 1900 à 2011[3]. Il ne s’agit pas tant d’expressions d’anachronismes que de rêves et cauchemars. Lesquels portent en eux la fameuse question sans réponse, qui est au cœur de cette forme pure de cinéma : qui est le rêve de qui ?

[1] Série dont le décor du bordel clandestin a tout, dans son atmosphère comme dans son décollement d’avec le monde environnant, pour être une influence plausible de la création de Bonello

[2] En pratique, elles se finissent toujours mal, seule l’intensité varie dans les douleurs physiques et l’éreintement psychologique

[3] Tout comme – retour à Lynch – Laura Dern saute entre les lieux et les époques dans Inland Empire

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