• Cheval de guerre, de Steven Spielberg (USA, 2011)

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Où ?

A l’UGC Danton, dans la plus petite salle (déjà)

Quand ?

Mercredi soir, à 21h

Avec qui ?

Mon compère de cinémathèque (qui a détesté le film aussi fort que je l’ai aimé)

Et alors ?

La période est à la prise de risques imprévus et payants chez les cinéastes hollywoodiens renommés, et il faudrait être idiot pour s’en plaindre. Après Scorsese et son film pour enfants en 3D (Hugo Cabret), Eastwood et son biopic (J. Edgar), Fincher et son remake d’adaptation de best-seller à suspense (Millenium), Spielberg est le dernier entrant en date dans cette compétition officieuse de la prise d’assaut de genres balisés, et de leur piratage de l’intérieur. Son Cheval de guerre, qui a d’abord foulé les rayonnages de littérature jeunesse puis les planches des théâtres de Londres et New York, est de la race des mélodrames au lyrisme flamboyant, où tout se doit d’être plus grand : les espaces, les sentiments, les malheurs. La Première Guerre Mondiale est ainsi une toile de fond toute indiquée, exactement comme l’était la Guerre de Sécession dans Autant en emporte le vent. Elle apporte le contexte et les tragédies d’ensemble à même de magnifier l’histoire intime de l’amitié entre les deux héros, l’humain Albert et le cheval Joey, inséparables en Irlande et arrachés l’un à l’autre au moment de la mobilisation générale.

Cheval de guerre se situe donc à mille lieues de précédents films de Spielberg comme La liste de Schindler ou Il faut sauver le soldat Ryan (ou encore les séries Band of brothers et The Pacific qu’il a produites). A leur ambition d’un récit fidèle des faits de guerre, il oppose la logique de la fable, de l’odyssée quasi mythologique. Le chemin du retour chez soi est émaillé d’étapes spectaculaires et indépendantes les unes des autres, où le péril surgit à chaque fois sous une forme et dans un cadre différents. C’est le Spielberg artiste picaresque inquiet et désillusionné du 21è siècle qui s’exprime ici ; celui de A.I., de La guerre des mondes. Des longs-métrages où, comme dans Cheval de guerre, l’automaticité du happy-end ne suffit pas à faire oublier la somme des horreurs dont les héros ont été témoins, acteurs ou victimes en chemin, mais permet juste de trouver la force de continuer à vivre malgré elles. Les champs de bataille, la violence, la mort vous hantent pour toujours, ce que Cheval de guerre énonce avant même que le moindre coup de fusil ait été tiré, par le biais de la mère d’Albert expliquant à ce dernier que son père n’éprouve absolument aucune fierté de son engagement dans la guerre des Boers. La suite du récit et son long cortège d’épreuves à franchir indemne n’est dès lors plus, au fond, que la répétition du même phénomène, son ironique passage de témoin à la génération suivante. Le geste de Spielberg est très beau dans son traitement égalitaire de tous les soldats au long du film : les Irlandais, Anglais, Allemands, Français qui se succèdent sont regardés de la même manière, il n’y a ni bons ni méchants, juste des victimes en sursis de cette machine à broyer qu’est toute guerre.

Face à la bande-annonce du film, deux choses me gênaient grandement et me paraissaient potentiellement rédhibitoires, la surcharge de guimauve dégoulinant par tous les pores de ces deux minutes trente et le fait d’avoir un cheval comme personnage principal. Ce second point pose effectivement problème. Chaque fois que le film se risque à particulariser Joey, lui conférer des réactions ou des émotions humaines, il bute sur l’absence d’expression qu’a par nature la face d’un cheval. Face à cette incompatibilité indépassable entre le cinéma et le protagoniste, Spielberg a la double intelligence 1/ de ne pas s’entêter (ces moments d’anthropomorphisme sont très rares) et 2/ de prendre le parti du cinéma. Il met le cheval au service de la mise en scène et non l’inverse ; il le rend cinématographique plutôt qu’humain. Joey est une force physique impérative, qui propulse le film de séquence en séquence et au travers de celles-ci. Loin d’être le protagoniste subjectif que l’on craignait, il est le fil d’Ariane objectif, neutre, qui traverse Cheval de guerre au pas de course, sans un regard en arrière. La succession de visions tétanisantes venant remplir ce nouveau conte spielbergien mortifère se voit contrebalancée par ce recours à une autre pratique récurrente du cinéaste : le mouvement constant, inépuisable, tonitruant, qui électrisait les Indiana Jones et crée un lien inattendu entre Cheval de guerre et le tout récent Tintin. Dans ce dernier il s’agit de pousser à son paroxysme jubilatoire, presque jusqu’à l’abstraction, l’expérience de cette énergie cinétique. Pour Cheval de guerre l’enjeu est évidemment tout autre, le mouvement devient fugue urgente, voie effrénée du salut. Il est l’allégorie d’un refus viscéral de mourir, d’abandonner, qui constitue le seul moyen de réchapper du cauchemar.

A chaque nouvelle halte de l’épopée, Spielberg met en scène avec une maestria inouïe le poison (la guerre) et son antidote (le mouvement). Les idées fortes de montage et de mouvements d’appareil s’enchaînent sans relâchement, sans affaissement, de la première charge de cavalerie à la dernière menace dans l’hôpital de campagne. Toutes les émotions passent par ces fulgurances et coups de génie, autrement dit par la seule mise en scène. Ce qui règle son sort à la deuxième inquiétude préalable à la découverte du film, l’écueil du sentimentalisme outré, neutralisé par l’absence d’endroit où prendre racine et prospérer. A sa manière, Cheval de guerre se rapproche lui aussi d’une forme d’abstraction à force d’accumuler les audaces. De même qu’Eastwood dans J. Edgar, Spielberg ne nous les agite pas vulgairement sous le nez mais elles sont bien là, renversantes. Dans le traitement impitoyable des personnages, abandonnés dans la seconde dès lors qu’ils ne sont plus au centre de l’action. Il n’y a d’ailleurs pas de personnage central dans le film, uniquement des rencontres éphémères, interrompues, dont le face-à-face entre les deux soldats anglais et allemand dans les barbelés du no man’s land est l’expression la plus symbolique. Audace dans la photographie également, Janusz Kaminski métamorphosant les paysages et cieux naturels en toiles de maîtres, poétiques plutôt que figuratives, au moyen d’une lumière merveilleusement ciselée d’où émergent des ambiances aussi distinctes que puissantes (toutes les conditions climatiques, tous les moments de la journée y passent), rehaussées d’une quantité affolante de détails. Cheval de guerre est un film sublime, et de cette beauté vient sa force aux deux visages, force destructrice du carnage, force libératrice de la course vers l’avant. Jusqu’à cet épilogue en forme d’hommage manifeste et bouleversant à John Ford, le maître incontesté de ces moments inestimables de retour au foyer (peu importe qu’il soit victorieux ou défait, l’important est de revenir), sans paroles de toute manière inutiles, dans un crépuscule rougeoyant et qui sublime l’instant.

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