• J. Edgar, de Clint Eastwood (USA, 2011)

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Où ?

A l’UGC Montparnasse

Quand ?

Dimanche soir, à 19h

Avec qui ?

Mon compère de cinémathèque

Et alors ?

Avant de connaître une pause cette année pour son premier rôle devant la caméra d’un autre depuis 1993 (dans le premier film de son producteur Robert Lorenz, Trouble with the curve), la boulimie de mise en scène de Clint Eastwood trouve avec J. Edgar un beau point de halte, plus proche dans son esprit et son exécution des joyaux de cette période que des crus poussifs de janvier 2010 – Invictus – et janvier 2011 – Au-delà. Le sujet s’y prête, bien sûr, J. Edgar Hoover comptant au nombre des titans du 20è siècle. Il en a passé la moitié, des années 20 aux années 70, à la tête du FBI qu’il a créé et établi comme une institution capitale et inébranlable du pays. De plus, l’opacité et l’ambivalence de l’homme dans la sphère privée ainsi que dans son rapport aux autres rendent caduc l’hypothèse d’un biopic réduit à une grossière hagiographie unidimensionnelle et adulatrice. Il y a énormément à faire avec Hoover – ce qui est certainement un peu trop pour un scénario de biopic à l’hollywoodienne, où l’on aime maintenir un niveau respectable de consensus dans le propos et de classicisme dans la narration. J. Edgar tord assez nettement ces deux règles, mais on sent qu’Eastwood n’aurait pas été contre les tordre encore plus que ce que le script écrit par Dustin Lance Black lui permet d’accomplir.

Alors qu’Eastwood en a 81, à 37 ans l’auteur de Harvey Milk se montre le plus conservateur des deux avec un récit qui ouvre de nombreuses portes mais ne s’aventure que timidement à les franchir ; qui sonde plusieurs époques et milieux en ne se départissant jamais d’une égalité de traitement confortable à leur égard. Sur le papier, il manque à J. Edgar un fil d’Ariane thématique qui lierait les niveaux de récit entre eux (le Hoover public, le Hoover politique, le Hoover intime), fil qui aurait sa source dans un point de vue personnel plus affirmé. De la sorte, le choix de nous instruire des événements montrés à l’écran serait justifié par autre chose que le simple fait qu’ils ont effectivement eu lieu. Mais Dustin Lance Black a la chance que de grands cinéastes s’intéressent à ses scénarios : de même que Gus Van Sant a su tirer le meilleur de Harvey Milk, Eastwood cultive ce que J. Edgar contient d’audaces potentielles pour donner vie à des pans – plus ou moins grands – de film d’où jaillit une authentique puissance émotionnelle. Il n’y a pas de surprise à ce qu’il y trouve un terrain favorable, tant l’histoire racontée fait écho à tous les thèmes qui occupent son œuvre ces dernières années : les souvenirs qui s’échappent comme du sable entre les doigts et qu’il faut retenir (ou recréer), la présence suffocante de la mort, les foyers familiaux qui font à la fois office de refuge et de prison, ou encore le vertige causé par la coexistence d’un moi intime, secret et du flux de la grande histoire qui nous emporte tous.

Les scènes se déroulant au tout début de la carrière de Hoover, en 1919 et dans les années qui suivent, se grisent du plaisir de l’inédit. La recréation par Eastwood d’une époque où lui-même n’était pas né vient se greffer sur l’énergie fringante mise par Hoover à partir à l’assaut du monde – draguer une secrétaire, repenser le système de classement de la Bibliothèque du Congrès, réinventer les méthodes d’enquête policière. L’euphorie est éphémère, l’horizon du directeur du FBI se bouchant rapidement sous l’effet conjugué de sa paranoïa hargneuse et des agressions de l’extérieur. Immobilisé, Hoover va passer quarante ans à défendre le royaume qu’il n’a mis qu’une dizaine d’année à ériger, avec une part immense de sa surpuissance avérée se trouvant accaparée par cette lutte pour simplement ne pas décliner. Le personnage y gagne une dimension dramatique et funèbre autour de laquelle Eastwood aménage toute sa mise en scène. La grande fluidité du montage rend les allées et venues entre les deux périodes (les années 20-30, celles de l’ascension, et les années 60-70, celles du crépuscule) imprévisibles et très déliées, comme s’il s’agissait de l’enregistrement du flux de pensées d’un cerveau nébuleux plutôt que de l’agencement mécanique et structuré des flashbacks d’un biopic. La photographie aux couleurs désaturées et assombries à l’extrême, façonnée par le chef opérateur Tom Stern dans la même verve que celles qu’il a composées pour Mystic river, Million dollar baby, Mémoires de nos pères / Lettres d’Iwo Jima, donne une présence concrète à l’effroi du vide qui menace toute existence humaine, sous les formes de la mort, de l’oubli, de l’échec…

Même Di Caprio, en qui je commençais à perdre espoir, trouve en Hoover un rôle où il n’a plus besoin de combattre ses traits enfantins par une âme exagérément grave et tourmentée de manière « adulte », comme il s’échinait à le faire d’Aviator à Shutter island et Inception. L’autoritarisme dont fait preuve Hoover est en effet profondément immature, et le visage de Di Caprio en est une projection idéale. La coexistence entre ce visage juvénile et le jeu adulte (et pleinement maîtrisé) de l’acteur exhibe au grand jour la dualité violente du personnage. Ses réactions épidermiques face aux contrariétés et ses revirements à l’égard des gens qui le froissent ne sont jamais bien différents du comportement d’un gamin capricieux piquant crise sur crise dès lors que le monde ne tourne pas exactement comme il l’entend. La différence, évidemment, vient du pouvoir détenu par le directeur du FBI, qui donne à ces emportements des conséquences démesurées – manie du fichage généralisé, recours au chantage personnel, rédaction de lois liberticides en réponse à des faits divers exceptionnels (un point du film qui résonne particulièrement avec l’actualité).

Ce n’est toutefois pas à la part de dictateur en herbe du personnage qu’Eastwood porte le plus d’intérêt. Non, ce sont ses malheurs en amour qui l’inspirent essentiellement. Condamné pour des raisons qui lui échappent à ne pouvoir vivre pleinement les passions qu’il ressent (la secrétaire l’éconduit car elle veut faire carrière plutôt que se marier ; puis la pression sociale et maternelle lui ferme les portes d’une romance homosexuelle), Hoover démontre dans cette adversité intime une noblesse étonnante en acceptant totalement dans les deux cas l’ersatz de relation, professionnelle plutôt que sentimentale, qui lui est proposé. De sa « non-épouse », il fait sa secrétaire personnelle seule dépositaire de ses fameux dossiers secrets ; de son « non-amant », son adjoint avec qui il déjeunera ou dinera tous les jours sans faute. En filigrane de l’agitation du monde politique et public, J. Edgar est ainsi le beau récit de ces deux histoires d’amour à la fois jamais concrétisées et ayant duré pour toujours ; et le plan final est le très beau « Rosebud » que ce portrait (d’ailleurs en définitive aussi complexe et foisonnant que celui de Citizen Kane) mérite. S’il avait pu se focaliser sur cet aspect sentimental autant qu’il le fait dans sa dernière partie, où tout le reste s’estompe (enfin), le film aurait été un nouveau sommet du mélodrame à mettre à l’actif d’Eastwood. Une nouvelle preuve après Sur la route de Madison de son talent inouï pour filmer les histoires d’amour impossibles, qui sont aussi les plus belles.

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