• Killer Joe, de William Friedkin (USA, 2012)

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Où ?

Au Max Linder Panorama

Quand ?

Samedi après-midi, à 16h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Dans le genre « film qui n’aime personne et certainement pas ses personnages », on pensait avoir eu notre dose pour ces jours-ci avec le sinistre Superstar. Mais à peine une semaine plus tard, Killer Joe vient remettre sur les écrans une couche de misanthropie bien gratinée – et plus digeste, car mieux assumée et élaborée avec un savoir-faire tout autre. Cela fait après tout presque un demi-siècle que William Friedkin opère dans ce domaine de l’antipathie et de la causticité, avec des instruments de chirurgie lourde qu’il maîtrise dorénavant sur le bout des doigts. Tous ses films ne se valent pas pour autant, loin de là, et c’est donc avec grand plaisir qu’on l’avait vu être épaulé par une autre mauvaise âme pour Bug, qui ravivait formidablement la flamme acide. Bug (qui a révélé Michael Shannon, et qu’il faut voir absolument si cela n’a pas encore été fait) était l’adaptation d’une pièce de théâtre de Tracy Letts, par lui-même, et il en est de même pour Killer Joe. D’un texte à l’autre Letts reste en terrain connu, Killer Joe se présentant comme un Bug élargi : dans un environnement white trash similaire, le couple laisse la place à une famille recomposée (les Smith, deux parents et deux enfants), la chambre de motel à une caravane. Et un élément extérieur au contexte de départ va cette fois être intégré en cours de route, le Killer Joe du titre, flic véreux qui devient tueur à gages en dehors de ses heures de service.

Joe est engagé par le fils de la famille, Chris, pour tuer sa mère, qui ne vit plus avec eux après un divorce. Le mobile du crime est la prime de l’assurance-vie, avec une partie de laquelle ils comptent payer Joe. En attendant celui exige une caution, en nature ; la fille cadette, Dottie, adolescente et encore vierge, dont il compte faire sa femme. Personne chez les Smith ne trouve quoi que ce soit à redire au plan de l’assassinat, ni à la demande de caution, ce qui suffit à établir leur niveau de décrépitude morale. Tous autant qu’ils sont, les protagonistes de Killer Joe ne sont définis que par deux caractéristiques, la crétinerie et la malhonnêteté, mêlées dans des proportions allant d’un extrême (le père, Ansel, complet idiot du village) à l’autre – Joe, qui a plus en commun avec un démon exterminateur qu’avec un être humain. Le film fonctionne, et même mieux que ça, car il met tout en œuvre pour faire de ces figures excessives, difformes, des personnages à part entière. Il ne les aime pas, c’est clair, mais il a l’intelligence de les laisser tout de même exister. Tout y concourt : l’écriture de Letts confère, par l’application des codes du film noir, la variété des lieux, juste ce qu’il faut de crédibilité au monde fabriqué dans lequel il fait évoluer ses marionnettes ; la mise en scène de Friedkin, débordante, volontiers grandiloquente, dote leurs méprisables agissements d’une ampleur retorse ; les comédiens réunis pour les interpréter s’en donnent à cœur-joie dans l’outrance et l’inadmissible.

Le cinéaste a très astucieusement réuni pour l’occasion, autour de l’électron libre Juno Temple (Kaboom, Greenberg) dans le rôle de Dottie, un groupe de semi-losers, qui ont à un moment de leur carrière vu s’ouvrir en grand devant eux les portes de la gloire hollywoodienne – avant qu’elles leur claquent au nez. Ré-émergent le déjà ex-jeune premier Emile Hirsch (Into the wild), l’armoire à glace Thomas Haden Church (Spider-man 3), la volcanique revenante Gina Gershon (Bound), et bien sûr le héros détraqué de cette année ciné, Matthew McConaughey, aussi gonflé à bloc, casse-cou, fascinant en Joe qu’il l’était dans Magic Mike. Avec lui et les autres devant la caméra, et Friedkin derrière, Killer Joe présente l’attelage le plus profondément indépendant vu aux USA depuis un bail. Et cela fait un bien fou, en ces temps où cette frange du cinéma devient elle-même un marché comme un autre, segmenté et rationalisé à l’excès au point d’en perdre quasiment toute étincelle de vie. Killer Joe envoie allègrement balader tout ce système, et trace aux côtés de ses antihéros sa voie mal élevée et odieuse.

Ce contrat tacite qui s’est formé entre le film et ses protagonistes, Letts et Friedkin le rompent malheureusement dans le dernier acte en se retournant cruellement contre leurs créatures. Ils les enferment à huis clos et les observent s’entretuer tels des animaux enragés, avec une profusion de violence, physique et morale, tout à fait gratuite. En ne jouant plus qu’une seule note, celle de la hargne bouffonne, Killer Joe tombe dans le côté obscur du cynisme, ricanant et en cul-de-sac. Se moquer de personnages tout au bas de l’échelle (de toutes les échelles) avec comme seule finalité cette moquerie elle-même, ce n’est ni intéressant, ni méritant. C’est essentiellement bête, et arrogant. Et les instigateurs de cette dérouillée y perdent autant que les victimes, leur œuvre à bien des égards brillante et jubilatoire s’achevant de piètre manière – si loin de la sidérante échappée finale de Bug.

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