• Interstellar, de Christopher Nolan (USA, 2014)

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Où ?

Au Max Linder Panorama, en 35mm (le format de tournage du film, réalisé sur pellicule et non en numérique)

Quand ?

Mardi matin férié, à 11h

Avec qui ?

MonFrère, mes parents, et mon compère de cinémathèque

Et alors ?

Christopher Nolan est un grand malade. Il souffre d’une obsession pathologique de la maîtrise ; d’un rejet pathologique de l’inexpliqué, du fait magique. Il est la version réelle et encore plus radicale du personnage de Colin Firth dans Magic in the moolight, le dernier film de Woody Allen sorti en même temps que Interstellar. Nolan est tout à fait conscient de son état : il a consacré un film entier, Le prestige (peut-être bien son plus beau), à son examen détaillé et honnête via le duel entre deux prestidigitateurs – profession également retenue par Allen pour sa démonstration dans Magic in the moolight. Puis, dans son film suivant, le fameux Dark knight, Nolan a intégré l’antidote à son mal : le Joker, générateur spontané et incontrôlable de chaos. Mais ce même Dark knight a ouvert à Nolan les portes d’une prison dorée, dans laquelle il est retenu depuis. Le cinéaste a tous les droits et tous les pouvoirs à Hollywood, toutes les portes lui sont ouvertes et toutes les bourses déliées. Plus rien ne restreint l’expression de sa mégalomanie. Il peut se perdre dans l’édification de cathédrales démesurées, à la gloire de sa foi en un contrôle et une rationalité parfaits, gagnant jusqu’à l’achèvement de la mythologie de Batman (The dark knight rises, où tout ce que le Joker avait créé comme désordre est purgé), aux rêves (Inception) et aux trous noirs (Interstellar).

Les trois films sont écrasants, en termes de durée, de style, de narration. Nolan en est peut-être devenu lui-même conscient, car son nouveau long-métrage le montre désireux de changer le cap du paquebot monumental dont il est le capitaine. Interstellar est moins cadenassé que Inception – mais il est finalement toujours fermé sur lui-même. La volonté nette de Nolan d’ouvrir son cinéma à de nouveaux horizons, inhabituels pour lui, est en effet contrebalancée par son obstination à construire des récits-bouclés-avec-au-bout-la-résolution-d’une-énigme-car-voyez-vous-tout-a-une-explication-logique. Y compris la présence de trous noirs, ce qui donne une idée de l’orgueil du cinéaste et du fanatisme de son refus de la « suspension d’incrédulité », cette convention aussi vieille que le cinéma selon laquelle le spectateur est capable d’accepter l’irréalité de certaines choses qui lui sont montrées à l’écran. (Un exemple parmi des milliers : les kilomètres de rails sous la montagne de Indiana Jones et le temple maudit, qui permettent la séquence de la poursuite en wagonnets. Nolan, lui, nous montrerait la pose des rails, et les réunions des contremaîtres en justifiant le circuit).

Cette hypertrophie des connexions cartésiennes du cerveau est la marque de fabrique de Nolan. C’est aussi son boulet, car dans Interstellar le mystère s’évente très vite, sous l’effet combiné des indices peu discrets posés dans le film et des antécédents du réalisateur, qui nous font nous douter de quelque chose. On sait comment il fonctionne, on anticipe ses coups potentiels. Une ligne de fracture traverse du coup Interstellar, entre les moments où il se lance à l’aventure et quasiment toute la section médiane du récit, bridée, gâchée presque, par ce non-enjeu de la quête d’une explication (pourquoi ces trous noirs ?) qui ne fait guère de doute, et qui n’est pas beaucoup plus qu’un détail au regard de l’objectif d’ensemble. Ce détail détourne et consume, pour rien, une part non négligeable des ressources du film. Après le passage dans le trou de ver (qui relie deux galaxies en tordant l’espace-temps) et jusqu’au saut dans le trou noir (qui absorbe toute information, toute matière), les personnages deviennent tristement utilitaires, leurs péripéties une laborieuse succession d’étapes obligées pour refermer la boucle voulue par Nolan.

L’exploration est mise en stand-by. Deux décisions de scénario sont symptomatiques de cette aspiration à rester en terrain connu : on ne suivra pas l’un des membres de la mission (Brand / Anne Hathaway) lorsqu’elle part vers la dernière planète, sur laquelle l’humanité s’établira peut-être. On reste avec Cooper / Matthew McConaughey, qui passe derrière l’horizon des événements du trou noir… ou plutôt qui rebondit dessus, puisqu’au lieu de faire le grand saut dans l’inconnu façon 2001 il revient sur ses pas, vers son foyer, vers lui-même. Cette force de rappel qui contrarie Interstellar est frustrante, car le film a beaucoup à offrir. Même sa partie « sacrifiée » comporte de stupéfiants éclairs de cinéma – visions de nouvelles planètes, révélations des visages de nouveaux personnages, ici une longue séquence en montage alterné entre deux galaxies, là une ellipse sur vingt-trois ans et le rattrapage en accéléré de ce qui a eu lieu dans l’intervalle. Dans ces moments Nolan se laisse aller à quelque chose de feuilletonnesque, d’un peu fou, hors normes ; l’émotion, l’excitation fendent alors temporairement l’armure. C’est encore plus le cas aux deux extrémités de Interstellar, quand rien ne trouble la marche en avant de l’histoire. L’exposition et l’ouverture finale du film sont très belles, parce que très simples, sans superflu.

Nolan tire dans les deux cas le fil d’une idée forte : l’humanité demain sur une Terre surexploitée, à bout, puis l’humanité après-demain, dans l’espace, faisant face à de nouveaux défis, de nouvelles capacités, de nouveaux étonnements (le « paradoxe des jumeaux », vécu par Cooper vis-à-vis de sa descendance proche et lointaine). Cette dernière partie voit Nolan faire preuve d’optimisme pour la première fois de sa carrière, en laissant à ses personnages un avenir au-delà du film qui ne soit pas condamné, mais bien porteur d’espoir. Avant cela, d’autres sentiments inédits chez le réalisateur s’étaient insérés dans Interstellar : de l’humour avec le robot TARS, du romantisme avec la relation entre Cooper et sa fille Murphy, une localisation dans de grands espaces ruraux en rupture avec le cinéma traditionnellement urbain de Nolan. Devant le premier acte du film, aux champs de maïs à perte de vue, aux effrayantes et prodigieuses tempêtes de poussière, aux bases secrètes tapies au fin fond de la campagne, on se croit plutôt chez Shyamalan (Signes, Phénomènes) ou Spielberg (Rencontres du 3è type). Des cinéastes qui s’intéressent moins à l’autopsie d’un mystère qu’au déploiement de ses potentialités narratives et émotionnelles. Spielberg, d’ailleurs, était initialement le réalisateur prévu pour Interstellar. Et lui n’avait pas l’intention de dérouter son film pour légitimer le pourquoi et le comment des trous noirs, comme on peut le lire ici.

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