• Gangs of Wasseypur, 1ère partie, de Anurag Kashyap (Inde, 2012)

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Où ?

Au cinéma des cinéastes

Quand ?

Jeudi soir, à 21h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Dépasser la barre des 2h30 de film semble être devenu le tout dernier chic sur les écrans de cinéma, de Cannes (Laurence anyways) à Hollywood (The dark knight rises). Les indiens de Bollywood, qui détenaient un monopole de longue date, patrimonial presque, sur le créneau n’allaient pas se laisser déloger sans réagir. Leur réponse se nomme Gangs of Wasseypur, et elle dure 2h40… multipliées par deux. C’est au total sur plus de cinq heures que s’étend la lutte sauvage entre trois clans, les Khan, les Singh et les Qurayshi, pour le contrôle de Wasseypur et de ses richesses autant que pour venger les outrages subis des mains des rivaux – et ainsi en grossir le nombre, dans un mouvement perpétuel qui passe de génération en génération, des années 1940 à aujourd’hui. Le premier acte de cette fresque criminelle monumentale sort en France quasiment en même temps (à peine un mois d’écart) qu’en Inde ; malheureusement pour ce qui y est de la suite nous sommes un peu moins bien lotis, puisqu’il nous faudra attendre le 26 décembre prochain quand la sortie indienne aura lieu début août. On assiste malgré cela à une distribution historiquement précoce (je ne pense pas qu’on ait par le passé bénéficié de délais si courts pour la sortie d’un film de Bollywood), qui doit beaucoup à un autre événement historique : la présentation de Gangs of Wasseypur au dernier festival de Cannes, non pas à l’écart dans une séance spéciale mais en compétition, même si c’était celle de la Quinzaine des réalisateurs.

J’ai déjà eu l’occasion d’écrire à quel point cette section parallèle du festival avait brillé et volé la vedette cette année ; Gangs of Wasseypur ne dépareille pas dans le tableau. Le film est un nouvel exemple d’un changement de mentalité de l’industrie indienne du cinéma de masse. Le repli presque sectaire sur l’identité culturelle nationale qui prévalait auparavant s’effrite, au profit d’une ouverture à des influences extérieures – américaines, pour l’essentiel. L’an dernier, l’improbable Endhiran et sa recette mêlant romance fourrée à la guimauve et science-fiction à la sauce Matrix avait offert un premier spécimen de film hybride. Ses nombreuses qualités dans l’art du divertissement à grand spectacle se heurtaient toutefois à un mur : le dogme rigide de la facticité qui règne en despote sur les productions de Bollywood[1]. Est banni de ces films infantilisants sur papier glacé tout ce qui est de près ou de loin organique (le sang, le sexe) ou trouble (les personnalités complexes et ambiguës). Gangs of Wasseypur rompt avec ce commandement. Il fonce frontalement dans le mur, en mettant justement au cœur de chaque remous de son histoire les tripes et les pulsions de ses protagonistes. Ce faisant il force la tradition bollywoodienne – qu’il ne renie pas en bloc – à coexister avec une autre lignée, celle des westerns et polars (qui sont en réalité deux facettes d’une même histoire) venus des USA.

Ce mariage arrangé, d’une excitante audace sur le principe, remplit presque intégralement son contrat. Seuls sont à mettre à son débit quelques problèmes de gestion fine du rythme, qui n’est pas idéal du début à la fin mais se montre par endroits trop brutal (il arrive que des incidents à peine représentés nous échappent) et à d’autres en quête de souffle – on dénote ainsi une relative perte de vitesse dans les minutes qui précèdent le final. Il s’agit là d’un défaut de seconde zone, qui ne dégrade en aucune façon la qualité d’ensemble du film. Il n’y a pas de scène, de dialogue, de personnage que le réalisateur Anurag Kashyap ne réussit pas. Tout ce qui vient nourrir sa folle machine de cinéma de genre(s) est au minimum solide et inspiré, avec une belle proportion de fragments dramatiquement et formellement superbes. L’ouverture et la clôture de cette première partie sont les deux plus forts du lot – parce que les plus épiques, les plus violents, les plus flamboyants, et les plus aboutis dans la fusion entre Bollywood et Hollywood. Les motifs des deux séquences viennent tout droit d’Amérique, du Parrain et de tous ses héritiers : un raid d’un commando armé sur le quartier où se trouve la riche demeure du chef ennemi, une exécution barbare à bout portant sur une voiture à l’arrêt. Et dans les deux cas le résultat à l’écran est indubitablement indien, par l’ancrage de l’action dans le quotidien local pour le premier, et pour l’autre par l’emploi d’une bande-son 100% Bollywood comme métronome scandant et galvanisant ce qui se déroule sous nos yeux.

Ce qui relie ces deux moments phares est un maelström, jamais déclinant, de coups de sang, coups de feu, coups de couteau, coups de folie. Tout le monde y passe par tous les états. L’Inde est une colonie britannique puis un pays indépendant, de plus en plus corrompu et inégalitaire ; les personnages sont bannis puis reviennent en grâce, s’aiment et se désirent éperdument avant de se haïr ; l’attrait de la mise en scène pour Hollywood se fixe un coup sur Coppola, un coup sur Scorsese, ou De Palma, etc. Le film dans son ensemble saute de la comédie paillarde au commentaire social, des intrigues politiques aux règlements de comptes sadiques, du pillage de trains au travail inhumain au fond des mines de charbon… et le spectateur est balloté entre les différentes humeurs correspondant à ces situations. Gangs of Wasseypur est porté par une passion pour le récit picaresque sans limites, doublée d’une croyance inouïe en la puissance évocatrice d’un tel récit, et des émotions simples et franches qu’il véhicule quand il s’articule autour d’individus peu recommandables. Kashyap a bien compris que les voyous étaient une matière plus intéressante que les gentils. Sans jamais se méprendre à leur égard (aucune empathie mal placée), il reste en leur compagnie exclusive, les étudie sous toutes les coutures, et les fait s’entredéchirer pour observer les étincelles et les recompositions que cela provoque.

Plus encore qu’à Bollywood, volontiers picaresque mais sans aspérités, cet esprit relie Gangs of Wasseypur aux abracadabrants feuilletons des romanciers européens du 19è siècle, qui avaient à leur racine la même compréhension lucide et acerbe de la condition de la classe ouvrière que l’on retrouve ici : se faire exploiter, ou devenir un voleur. La même chose se produit pour la musique. Au premier abord, elle est typiquement indienne, tant musicalement que par son omniprésence. Mais Kashyap joue avec ces codes établis, tord les règles du système auquel il appartient pour en tirer quelque chose de neuf, de plus riche. Les chansons de son film ne sont pas des interludes interrompant le cours du récit et mettant en valeur les vedettes, elles sont intégrées plus habilement, servant de légende ironique (voir la vulgarité de certaines paroles) ou d’escorte de l’action. Sur ce point comme sur les autres, on n’est pas loin de penser que le réalisateur a trouvé la pierre philosophale faisant s’unir le meilleur de deux mondes. Et on espère de tout cœur que le second volet en apportera la confirmation.

[1] en tout cas celles qui parviennent jusqu’à nous

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