• Cannes, 24 mai : La vie d’Adèle (ou : traité de relativité de la durée des films)

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Une dernière journée à trois films, faisant tous deux heures ou plus (chose finalement assez rare dans mon festival, atteinte auparavant seulement par Le congrès et Ugly) et dont la durée ressentie variait du tout au tout, rappelant le gouffre existant entre l’objectif et le subjectif. Le matin, en clôture d’Un certain regard, l’iranien Les manuscrits ne brûlent pas fermait aussi, à mon niveau, le tour du Moyen-Orient que j’ai accompli dans cette sélection avec le palestinien Omar et le kurde My sweet pepperland. Le réalisateur Mohammad Rasoulof, banni par le régime (en même temps que Jafar Panahi) et tournant clandestinement, remplit très bien les deux heures de son film au moyen d’un récit tentaculaire fort. Les destins d’une poignée d’hommes de main et d’opposants au régime tyrannisant le pays se croisent à l’occasion d’une sale affaire de censure défiée et de punition implacable. En laissant respirer les vies de ses protagonistes au-delà de cette confrontation, qu’il fait intervenir tardivement, Rasoulof nous embarque dans un voyage géographique (de Téhéran aux régions montagneuses du nord) et temporel (les saisons changent, la mémoire du passé influe sur les actes du présent). Les manuscrits… en tire une belle ampleur, tout en étant le siège d’une tension constante – à laquelle ni les déplacements dans l’espace ni le passage du temps ne permettent aux personnages d’échapper. La chape de plomb imposée par le pouvoir en place étrangle tout, elle laisse comme seuls sentiments à disposition l’angoisse, l’accablement, et une immense fatigue généralisée. Même les idéologies n’y ont pas résisté : dans l’Iran des Manuscrits… on ne trouve plus une seule personne qui fasse encore ce qu’il fait parce qu’il croit en la finalité de son action. Les deux camps en présence ne sont plus que des armées d’automates résignés, qui continuent à effectuer leurs gestes de résistance ou de répression de façon mécanique. Leur âme a dépéri depuis longtemps. La longue dernière séquence d’exécution, déshumanisée au dernier degré, qui remplit tout le troisième acte en fait la terrifiante démonstration. La structure en flash-back, sans que la couture du passage du présent au passé soit notable (en tout cas pour moi), crée l’impression que le film avance sur une boucle sans fin. Comme si cette guerre froide, guerre lasse, ne devait jamais avoir de terme, son fonctionnement en pilotage automatique étant devenu irréversible suite aux événements récents.

L’après-midi, ma dernière séance au théâtre Marriott n’a pas amendé l’impression mitigée que m’aura au final laissé la Quinzaine des Réalisateurs. On the top s’inscrit dans la droite ligne de l’échec total du pari du cinéma de genre fait par cette sélection. Ce thriller venu des Philippines n’est rien de plus qu’une machine nanardesque roulant des mécaniques, et faisant des grands moulinets pour brasser de l’air et tenter de faire oublier qu’il est désespérément vide. Photographie agressive, mauvaise musique techno poussée à fond, personnages grimaçants de stress et scènes d’action rendues artificiellement interminables (tout en n’étant jamais portées par le moindre enjeu humain ou narratif réel) nous prennent à la gorge, mais rien n’est construit, raconté, exprimé. La mise en scène n’a aucune étincelle, aucune grâce à même de faire de On the top un divertissement léger mais enivrant. C’est de la mauvaise piquette, comme il s’en produit chaque année des dizaines d’exemplaires interchangeables dans n’importe quel pays du monde. Et comme le réalisateur Erik Matti n’a même pas la politesse de faire court, je suis sorti de la salle au bout d’une heure qui m’en avait paru infiniment plus et ai préféré profiter du soleil de ma dernière journée cannoise plutôt que de m’infliger la seconde heure.

Le soir, je suis allé terminer mon festival par le rattrapage à la Licorne de La vie d’Adèle. Le nouveau film d’Abdellatif Kechiche dure trois heures, et pourtant il passe en un souffle ; comme la vie. Cette vie dont il est fait mention dans le titre, choisi par le cinéaste en remplacement du nom de la bande dessinée dont il s’est inspiré (Le bleu est une couleur chaude, de Julie Maroh), elle est à prendre dans sa signification la plus complète, la plus absolue. Il en va de même de l’art, autre fondement du film. Kechiche vise l’association fusionnelle des plus hautes ambitions artistiques et d’une inscription radicale dans le réel, ce qui est fou ; il y parvient, ce qui est immense. Le fait de consacrer trois heures à une histoire et des êtres n’ayant rien d’extraordinaire, les incroyables scènes de sexe, les sauts en avant dans le temps, tout cela est pensé pour rendre l’existence de l’héroïne la plus concrète, la plus vraie possible à nos yeux. Et ainsi faire éclater avec la plus grande énergie qui soit la qualité première de l’art, son rôle auprès de l’humanité : être le miroir de nos vies, le révélateur de nos âmes. Adèle aime, jouit, souffre, pour nous montrer comment nous-mêmes nous aimons, jouissons, souffrons. À la condition que le spectateur accepte de ressentir la passion, l’orgasme, la douleur dans leur absolue intensité, sans filtre. Le film montre, mais il faut que nous voulions bien voir ; que nous nous engagions comme lui s’engage. C’est une œuvre exigeante mais qui donne énormément en retour. C’est de l’art et non du divertissement, du cinéma et non de la télévision, une quête véritable de profondeur et non une croisière superficielle et factice. Il y a encore mille chose à dire sur La vie d’Adèle, son caractère fabuleusement anti-télévisuel, ses actrices habitées (Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux), la pleine maîtrise qu’a Kechiche de sa mise en scène, son militantisme exaltant en faveur de ses idéaux de progrès et d’émancipation, l’infinie justesse de son observation de comment se construit une individualité entre l’inné (le milieu d’origine) et l’acquis (la culture, l’école), les hautes références cinématographiques auxquelles il nous fait penser (Renoir, Truffaut, Pialat…)… Ce sera pour bientôt, un autre texte plus long, autant que possible à la hauteur de ce film d’exception.

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