• Cannes, 22 mai : le grand chelem

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Nos héros sont morts ce soir, à la Semaine de la Critique, souffre en quelque sorte du même mal fatal que Tip top hier : trop de « méta », trop peu de substance. Le film a une belle idée de départ, une belle image en noir et blanc, mais ça s’arrête là. Les acteurs sont livrés à eux-mêmes avec des personnages creux, et des dialogues ineptes (les hommes n’ont rien à dire, les femmes ne parlent que par références ou critiques culturelles). Le réalisateur David Perrault ferme complètement la porte à la série B, traitant son intrigue, ses péripéties, ses émotions de film noir potentiel par-dessus la jambe. On est coincé dans les terres de l’hommage, du commentaire, du détournement, sans rien de consistant ou d’intéressant pour soutenir cette opération de fétichisme en définitive mortifère. Surtout que le débutant Perrault ne contrôle pas tant que ça son affaire, grevée de dérapages fâcheux – un bad guy qui soudain ressemble au Joker, un monologue sur une histoire de préjudices moraux et financiers totalement anachronique… Avant de s’amuser avec son film, il est bon de commencer par le confectionner comme il faut.

Soit très exactement ce qu’accomplit un autre premier long-métrage français, Les apaches montré à la Quinzaine des réalisateurs. Son réalisateur Thierry De Peretti n’emprunte pas que son titre au genre western, il s’engage à faire un vrai western. Ça change de ceux qui ne sont que dans la pose… On retrouve les codes du genre appliqués à une situation locale ancrée dans le réel de la Corse d’aujourd’hui. Une ville anonyme, ses devantures de magasins, ses quartiers dont les limites épousent parfaitement celles séparant les différents groupes sociaux. Il y a les riches « gaulois », seigneurs aux résidences secondaires qu’ils ne visitent que sporadiquement ; les intendants du cru qui gèrent à leur place les affaires au quotidien et assurent le maintien de la hiérarchie ; et le bas peuple, cantonné aux basses œuvres et ghettoïsé – les arabes remplaçant les indiens dans ce rôle peu enviable. Toujours en provenance directe du western, Les apaches ramène des fusils, ainsi qu’un usage de la violence qui est essentiellement menaçant, et n’explose physiquement que par erreur et accumulation de colère. À partir de ces éléments, De Peretti compose une heure durant un récit captivant, tout en franchise et âpreté. Les enjeux sont clairs (une bêtise d’adolescents dégénère en escalade de mauvaises décisions et de coups de sang, forcés par la panique grandissante), les personnages carrés, la logique du pire inflexible. Sans jamais avoir besoin de forcer son matériau, le réalisateur maintient une tension étouffante, principalement grâce au talent qu’il démontre à inscrire une scène dans la durée. Les ramifications sociales évidentes de l’histoire sont elles aussi très bien manœuvrées. Les rapports délétères entre les individus de classes différentes sont imprégnés à un tel point de passifs qui les dépassent, dont ils sont les jouets plus que les moteurs, que le film n’a nul besoin d’en passer par le discours explicite pour faire passer ses pensées. C’est évidemment une grand force. Le seul défaut notable des Apaches serait en définitive presque sa modestie, une fois son climax pétrifiant et abrupt passé. De Peretti se contente alors d’assurer le résultat, comme on le dirait pour un match de foot, alors qu’il a dans son jeu de quoi viser encore plus haut. Ce sera pour son film suivant ; pour cette fois-ci on se contentera déjà largement d’un dernier plan dément, dont l’incroyable violence sourde nous balance en pleine figure l’horreur de la transmission générationnelle de la haine et des inégalités de classe.

Suite à mes échecs de samedi et lundi je m’étais décidé à ne plus faire la queue pour l’entrée dernière minute au Grand Théâtre Lumière ; ce qui ne veut pas dire ne pas essayer à la vraie dernière minute. Ainsi pour le tchadien Grigris, où je suis arrivé à 15h50 et entré avec 15h55 avec absolument tous ceux qui étaient disposés à venir voir ce film, le plus discret de la compétition officielle. Pour l’essentiel Grigris m’a fait le même effet que le précédent long-métrage de Mahamat-Saleh Haroun, Un homme qui crie (prix du jury à Cannes en 2010). C’est une œuvre méritante, honnête, solide en cela qu’elle ne présente pas de réel défaut ; mais malheureusement sans franche qualité non plus. Grigris est plat dans sa description du quotidien des personnages, et terne lorsqu’il s’aventure sur les terres du thriller avec contrebandiers et trahisons entre gangsters. Comme son héros le film ne prend sa pleine mesure que dans les scènes de danse, magnétiques. Et il finit par être légèrement inférieur à Un homme qui crie, quand arrive sa conclusion et qu’il s’avère que tout cela n’a pas servi à raconter grand-chose. Sur toutes ces lacunes, l’excuse du cinéma devant lutter pour exister ne vaut pas : avant-hier, le palestinien Omar faisait bien mieux dans des conditions tout aussi délicates. Dommage. Mais au moins je ne repartirai pas de Cannes sans avoir profité de l’extraordinaire salle Lumière.

Dans la foulée j’ai aussi enfin profité d’une autre salle du palais, celle du Soixantième réservée aux séances spéciales, hors compétition, comme ce Weekend of a champion à la genèse puis la renaissance rocambolesques. Genèse : Roman Polanski découvre le travail du documentariste Frank Simon à Cannes, et est un grand ami de Jackie Stewart ; il propose au premier de tourner un film sur le second, le temps d’un week-end de grand prix (à Monaco), film sur lequel il officiera tout à la fois comme producteur, acteur et cameraman. Renaissance : le labo contacte Polanski pour savoir s’ils peuvent détruire le négatif de ce film tombé dans l’oubli, le cinéaste répond non, il restaure le film, l’agrémente d’un épilogue inédit en forme de conversation entre Stewart et lui, et le propose au festival de Cannes d’un coup de fil – « j’ai retrouvé un truc… ». Heureusement le film en soi n’a rien d’un pétard mouillé, au contraire c’est un très bel exemple du cinéma documentaire anglo-saxon « direct » dont c’était alors l’âge d’or. À la manière de D.A. Pennebaker (Don’t look back) ou des frères Maysles (Gimme shelter), feu Frank Simon (mort à la fin des années 70) colle aux basques de son sujet d’étude, en toutes circonstances et quels que soient les moyens à mettre en œuvre pour cela. De Jackie Stewart en slip au petit déjeuner dans sa chambre d’hôtel à Jackie Stewart dans sa F1 captée à tous les virages du circuit, Simon nous place au plus près. Il n’oublie pas de rythmer son film et de faire de la belle mise en scène (choses qui rendent Weekend of a champion toujours moderne aujourd’hui) ; ainsi que de tourner parfois la tête pour regarder autour de Stewart, saisir le barnum de la F1 dans toutes ses facettes. Parfois ridicule (le décorum), parfois fascinant (la vitesse), et souvent ahurissant – le déni total des problématiques de sécurité posées par le fait d’avoir des voitures lancées à plus de 200 km/h au bord des stands, des trottoirs, des badauds et photographes. Stewart et Polanski s’étendent justement là-dessus dans leur discussion finale au débotté, avec en particulier cette belle phrase du pilote : « back then motor racing was dangerous and sex was safe ».

Pour conclure en beauté et faire le grand chelem (un film dans chaque sélection), je suis allé voir My sweet pepperland, du kurde Hiner Saleem, en profitant du fait qu’on rentrait en salle Debussy comme dans un moulin (toute la presse sortait juste des trois heures de La vie d’Adèle et avait besoin de se remettre du souffle du chef d’œuvre). Le film vaut surtout par sa jolie histoire de western fordien classique, où un shérif et une institutrice débarquent dans une ville frontière sous la coupe d’un seigneur local se pensant au dessus des lois, tandis qu’une bande rebelle se terre dans les montagnes environnantes. My sweet pepperland doit également beaucoup au talent de son couple d’acteurs principaux, Korkmaz Arslan et Golshifteh Farahani, dont la seconde a en prime composé et interprété la très belle musique. Dans la réalisation et le scénario il n’y a par contre rien d’extraordinaire, ça ronronne paisiblement sans parvenir à se hisser bien haut. Dans le groupe des cinémas orphelins, My sweet pepperland s’intercale donc en termes de qualité entre le tchadien Grigris et le palestinien Omar. Les éléments et idées à sa base (dont également une vision de la société kurde balbutiante proposée avec tact et des ruptures de ton agréables) sont suffisamment forts pour le tenir à flot et le mener à bon port.

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