• L’exercice de l’état, de Pierre Schoeller (France, 2011)

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!

Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Mercredi soir à 22h30, après Les marches du pouvoir

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

L’exercice de l’état est un film d’action – peut-être bien l’un des plus déchaînés et captivants faits en France cette année. Son premier quart d’heure en est la démonstration de force, l’affirmation de la volonté farouche du réalisateur Pierre Schoeller de ruer dans les brancards et de ne se laisser freiner par aucune convention, aucune bonne manière de procéder. Le film s’ouvre sur une séquence onirique licencieuse, enchaîne par un montage au pas de course mettant en relation immédiate plusieurs lieux de pouvoir et les personnages de l’ombre qui les occupent, et enfin nous propulse au milieu d’une scène de drame abominable et en totale rupture avec l’ambiance installée auparavant – un accident de bus scolaire dans une forêt enneigée des Ardennes. Le ton est donné avant toute autre chose (intrigue, rapports entre les personnages) : le pouvoir, c’est un mouvement, une énergie. Imprimer le rythme, donner les impulsions, c’est garder le pouvoir ; s’arrêter, s’installer dans la seule réaction, c’est le perdre.

Le point de vue du film ne colle pas tant à un individu qu’à cette animation, ce bouillonnement incessant. Bien sûr, il y a un personnage principal, le ministre des Transports Bertrand Saint-Jean (le caméléon Olivier Gourmet, qui se réinvente une fois de plus une nouvelle peau). Mais il ne contrôle les rênes de l’action et du déroulé des événements que de manière sporadique, et passe autant sinon plus de temps à tenter de ne pas se laisser décrocher irrémédiablement. Le fil rouge du scénario est un dilemme éthique qui s’impose à Saint-Jean : être le ministre de la réforme de la privatisation des gares, et ainsi préserver ses chances de faire carrière en politique, ou bien ne pas l’être, et garder son intégrité politique. Le choix à faire est bien entre politique, et politique. Entre la politique émérite, méritante, qui met les talents au service de la société et du bien commun ; et la politique politicienne, retorse, qui ne conçoit que des intrigues de palais et des réponses à la question : comment réussir à faire ce qui est le mieux pour moi, et moi seul. L’exercice de l’état traite exclusivement de cette seconde manière de concevoir la politique. C’est un choix, une thèse presque, qui ne nie pas l’hypothèse de la position alternative mais prend acte de l’état contemporain des choses. Il n’y a pas de nos jours moins d’énergie, d’opiniâtreté, de talents dans le milieu politique, mais ils sont accaparés par des intérêts particuliers.

L’intrigue élaborée par Schoeller fait écho à quantité d’illustrations réelles au quotidien de ce phénomène : « pantouflages » teintés de conflits d’intérêts des hauts fonctionnaires rejoignant des entreprises privées, guégerres entre ministres pour savoir qui aura eu en interview la phrase qui sera répétée jusqu’au soir, cumul des mandats pour se garantir un point de chute au cas où, réformes menées en fonction des sondages d’opinion pour prendre le moins de risques possibles… Cela fait de L’exercice de l’état un film remarquablement actuel. Mais il ne s’agit que d’une base de travail, et non d’une fin en soi. Schoeller n’a nulle envie de s’en tenir à un documentaire, ou à un témoignage romancé mais toujours didactique. Son portrait de l’époque passe par un geste de cinéma puissant et tranchant – cet acte de réaliser un film d’action physique et non de réflexion cérébrale. L’exercice de l’état n’est dès lors pas un film de commentaire, préservant une distance confortable lui évitant de se salir les mains (l’impair des Marches du pouvoir), mais une charge qui nous propulse au cœur de l’arène, aux côtés des fauves qui s’entredéchirent sans règles ni arbitre pour signifier la fin du combat. Il nous fait ressentir dans nos tripes la violence des coups échangés, la brutalité sauvage de ces batailles en vase clos, pourtant aussi vaines en substance que celle des Duellistes de Conrad. La fatuité et l’inutilité objective de ces luttes de pouvoir sont mises en évidence avec une grande acuité dans chacune des confrontations – toujours fortuites, ce qui n’est évidemment pas anodin – entre la politique, personnifiée par Saint-Jean, et le réel qu’elle est supposée administrer. Face à l’accident de bus inaugural, comme plus tard au domicile de son chauffeur ou pris au milieu d’une manifestation, Saint-Jean reste interdit, mis face à son choix d’une pratique politique centrée sur elle-même. Encore une fois, le film fait le constat des errements modernes de la politique et non le procès (qui serait faux) de son inutilité d’ensemble.

Ressentir est véritablement le terme approprié, grâce à la maîtrise et à l’élan de cinéma détenus par Schoeller. Le réalisateur est ainsi en mesure de transférer en nous l’énergie qui est son sujet, plutôt que de nous l’imposer de l’extérieur sous une forme improductive. À la recette de l’hystérie de façade vite épuisée et lassante (cf. Polisse), il substitue une qualité générale de fond, dans l’écriture et les dialogues, dans la direction d’acteurs et la mise en scène – voir l’incroyable déflagration de la scène de l’accident de voiture. Cela débouche sur une réussite d’ensemble indéniable, où chacun peut exprimer la pleine mesure de son talent sans avoir besoin de forcer. Les comédiens (parmi les nombreux seconds rôles citons Michel Blanc, Zabou Breitman, Laurent Stocker, Sylvain Deblé…) et les autres collaborateurs du film – Julien Hirsch à la lumière, le frère du cinéaste Philippe Schoeller à la musique – sont tous portés par la vague créée par Pierre Schoeller et lui donnent encore plus d’ampleur. À L’exercice de l’état, on ne peut finalement reprocher que deux points mineurs. D’une part, de ne pas toujours contrôler pleinement la source d’énergie extraordinaire qu’il a entre les mains ; si toutes les scènes provoquent un même étourdissement, certaines manquent d’un but concret à atteindre pour sceller leur légitimité. D’autre part, Schoeller s’en tient en définitive au développement de son programme initial – remarquable, là n’est plus la question – quand son long-métrage nous laisse avec le sentiment qu’il avait en lui tous les éléments pour viser encore plus haut, frapper encore fort. Aller au-delà du film réussi et tendre vers le film référence. Mais ce coup d’accélérateur supplémentaire n’est pas au programme.

Laisser un commentaire