• Cannes, 25 mai : Gimme the loot, d’Adam Leon et Cosmopolis, de David Cronenberg

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!

Dernier jour, dernière joie, dernière déception, dernier ennui (dans l’ordre). Mais avant, comme promis, quelques mots sur l’indien Miss Lovely vu à Un Certain Regard hier. Le film se présente comme une sorte de transposition dans les années 80 et à Bombay de Boogie nights, avec pour héros deux frères produisant et réalisant des films d’exploitation Z (érotiques, horreur, ou les deux mélangés). Mais dès les premiers plans, la chape d’une atmosphère sourdement angoissante s’étend sur cet univers et oriente le film vers une toute autre référence, la période Lost highway / Mulholland drive de David Lynch. Miss Lovely est un conte amer sur la mystification des images vendues par l’industrie du cinéma, et le caractère terrifiant que peut prendre le chemin du retour à la réalité de l’existence, morne et laborieuse. Chez Lynch, la chimère destructrice était Hollywood, et plus précisément le film noir et ses femmes fatales ; ici, c’est avec la même évidence et cruelle efficacité que ce rôle échoit à Bollywood, et à ses héroïnes princesses pures et douces, dans une séquence finale d’une grande dureté. Pour parvenir à celle-ci, le chemin emprunté par le film est fait de quelques errements – un scénario gruyère, un rythme parfois trop complaisant – et de nombreux atouts. L’aura des comédiens, la texture de la bande-son, l’exploitation des décors étouffants et plus généralement la mise en scène instaurent et maintiennent cette ambiance glauque, oppressante, et entraînent d’une poigne certaine le spectateur de Miss Lovely dans ce glissement de l’illusion à paillettes vers l’horreur crue.

Grisé par cette réussite d’hier, je suis retourné de bon matin faire la queue devant la salle Debussy pour un autre film de la sélection Un Certain Regard, un premier long-métrage signé Adam Leon, Gimme the loot. Je suis à nouveau parvenu à entrer, et ai ainsi vécu mon dernier coup de cœur du Festival. Puisqu’il est américain et indépendant, j’ai eu peur pendant une bonne partie de la projection que ce film ne s’abîme comme d’autres avant lui (dernier cas en date, Les bêtes du sud sauvage) dans le formatage Sundance, qui retire toute subtilité et toute aspérité aux films. Il n’en est rien. Gimme the loot carbure à une seule chose, la jeunesse de ses créateurs, et ne la trahit jamais, dans ses atouts comme dans ses limites. On suit 48 heures de la vie d’un duo d’ados graffeurs du Bronx, Malcolm et Sofia, qui tentent de réunir 500$, que leur demande un garde du stade des New York Mets pour les y faire entrer, et où ils veulent être les premiers à tagger. La somme est énorme pour eux, et le film ne l’oublie jamais dans son enchaînement de combines rapportant quelques dizaines de dollars, et de galères les faisant perdre. Étant de ce fait cool sans être bête, il s’avère également sympa sans être aseptisé. Comme leurs voisins de The we and the I Malcolm et Sofia ne sont pas des dangers, mais les règles de la street life sont telles qu’ils ne peuvent être des anges pour autant. On le voit en particulier dans leur rocambolesque tentative de vol chez une riche fille blanche, intelligemment menée dans son mélange de témérité et d’amateurisme. Sincère et généreux de bout en bout, avec en prime une pointe d’émotion juste et joliment amenée pour conclure, Gimme the loot est une belle bouffée d’air frais – et un « petit » film remarquable et sans fausse note de plus dans ce Festival.

Il aurait été prétentieux de ma part de croire que les faveurs de la salle Debussy m’étaient dès lors gagnées une fois pour toutes, et la mise en place de la séance suivante qui s’y déroulait me confirma qu’il n’en était rien. Pour 11/25, the day Mishima chose his fate du fameux vétéran japonais Koji Wakamatsu, il est vite apparu que l’affluence grandissante de journalistes et d’accrédités pros allait rendre impossible mon admission dans la salle. J’ai donc quitté la file 3/4 d’heure avant l’horaire de la séance, et suis allé me réfugier dans un cinéma commercial de la ville, en payant ma place, tout à fait, pour voir Cosmopolis – qui sort en salles simultanément à sa présentation cannoise. J’en ferai pour cette raison une critique plus complète dans les jours qui viennent. En résumé, je suis entré dans la salle en espérant beaucoup de ce nouveau film de David Cronenberg, et suis ressorti déçu presque dans les mêmes proportions. Contrairement aux prévisions Cosmopolis est extrêmement proche de son précédent opus, A dangerous method. Tous deux sont liés par une même obsession pour la parole humaine, et l’illusion de puissance et de contrôle qu’elle donne à ceux qui ont l’intelligence requise pour l’exploiter en profondeur. C’étaient les inventeurs de la psychanalyse Freud et Jung dans A dangerous method, ce sont ici Éric, un génie des maths devenu multimilliardaire, et sa clique. Dans sa première partie Cosmopolis nous heurte de plein fouet comme un objet théorique, nu, presque conceptuel. Tout s’y passe à l’intérieur d’une limousine géante, caisson isolé des sons du monde extérieur où ne résonnent que les voix d’Éric et de ses collaborateurs et proches qui s’y succèdent en apparaissant comme par magie. L’endroit est comme un cercueil, ou un utérus – dans les deux cas, il est en dehors de la vie, du monde. Les discussions longues et exigeantes qui y prennent place sont elles-mêmes au-delà de l’humain, elles traitent de l’écoulement du temps, des mécanismes invisibles de la finance, de la psyché de notre espèce. J’avais écrit que A dangerous method constituait un aboutissement pour Cronenberg, en allant plus loin Cosmopolis dépasse le point de non-retour. En résulte d’abord une fascination froide, terrifiante : à l’intérieur de la limousine c’est comme si l’on se voyait projeté hors de notre corps, de notre âme, de notre humanité que l’on observe soudain d’un point de vue extérieur, à travers les vitres blindées. Mais dans un deuxième temps, cette singularité du film se retourne contre lui de façon tout aussi violente et implacable. Dès lors qu’il sort de la limousine, qu’il se confronte au monde réel, Cosmopolis est terrassé sur le champ par la dévitalisation qu’il a imposée à tous ses protagonistes en les transformant en purs êtres de parole. Ils n’ont ni densité, ni propension à agir, mais les voilà qui doivent agir, et ressentir des émotions. Jusqu’à la fin, leur verbiage ne fera plus que tourner à vide – d’autant plus qu’il enfonce des portes ouvertes sur le capitalisme et ses disciples zélés. Certains avaient déjà vu ce travers du nouveau cinéma de Cronenberg, cérébral et aride, dans A dangerous method ; cela n’avait alors pas été mon cas, mais Cosmopolis me fait atteindre cette même réserve.

Afin de quitter le Festival en grande pompe, je suis après cela parti au Grand Théâtre Lumière voir le deuxième film en compétition officielle de la journée, Dans la brume du réalisateur ukrainien Sergeï Loznitsa. Comme je l’avais envisagé (et espéré), ce n’est pas le genre de film à déplacer les foules, et même en arrivant 1/4 d’heure avant les trois coups je n’ai eu aucun problème à rentrer par l’accès de dernière minute. À vrai dire, je n’ai même jamais aussi peu fait la queue de tout le Festival. Dans la brume n’a rien d’une parodie de cinéma d’auteur involontaire et horripilante telle que les festivals aiment à en infliger aux spectateurs (ça, c’était plutôt Post tenebras lux de Carlos Reygadas la veille apparemment). C’est même presque le contraire, un film tristement académique et en retard de plusieurs décennies, dans le fond comme sur la forme. Du cinéma empaillé. Loznitsa nous raconte une histoire de résistants biélorusses à l’occupation nazie en 1942 avec beaucoup d’application, comme on le dit d’un collégien ayant potassé à fond son exposé pour le cours d’histoire-géo. Le récit est tout ce qu’il y a de plus scolaire, sans rien de neuf sur le sujet par rapport à tout ce que l’on a pu voir depuis L’armée des ombres et peut-être même encore avant. Même inintérêt profond de la mise en scène, qui rappelle celle des productions au budget confortable et à l’absence totale de créativité des années 1950-60. Tout ceci est de la plus extrême platitude, hormis peut-être la poignée de scènes de nuit, qui ont leur beauté. Bon, l’intérêt de ma venue tenait de toute façon en grande partie au fait de revenir une dernière fois au Palais des Festivals. Et, pour l’anecdote, cette séance m’a permis de sortir de la salle en même temps que le président du jury Nanni Moretti, parti en vitesse et en soupirant plutôt qu’en applaudissant.

Demain, le bilan. Et, faut-il le rappeler, le site de Kaboom pour suivre la fin de la compétition officielle.

Laisser un commentaire