• Cannes, 21 mai : jour de rattrapages

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À la séance des aurores (8h30), qui permet une dernière fois de voir le film officiellement présenté la veille à la Semaine de la Critique, j’ai eu ma première déconvenue de cette sélection. Très loin du niveau des merveilles Salvo et For those in peril, l’argentin Los dueños peine à matérialiser en film ses idées thématiques. L’ouverture façon Boucle d’Or est pourtant réussie, avec trois ouvriers agricoles qui fuient en catastrophe la maison de leur patronne qu’ils squattent, lorsque celle-ci arrive un matin. Par la suite, le duo de réalisateurs (Agustin Tsocano et Ezequiel Radusky) esquissera autour de ce groupe mixte formé des propriétaires et des employés plusieurs pistes intrigantes – sur les rapports de classes, le travail, le désir, le mensonge… mais sans en tirer grand-chose. La faute à une écriture décousue (les personnages peinent à s’affirmer), frileuse aussi (on reste sans cesse au seuil de péripéties réellement fortes). La mise en scène étant également plutôt transparente, le film dans son ensemble est finalement vain.

Mais la vraie déception est venu ensuite de la Quinzaine (encore !), avec le rattrapage de Tip top de Serge Bozon. J’ai autant exécré ce nouveau film de sa part que j’avais aimé son premier, La France – d’où une déception au carré. Pour moi ça n’a rien d’un film, et tout d’une performance artistique expérimentale. L’intrigue, les personnages, les scènes, absolument tout n’est que matière à détournement, déconstruction, dissonance. Tip top m’a rebuté car rapidement il ne s’y trouve plus aucun contenu à tordre, plus de fondement à la divagation. Le procédé de Bozon provoque bien quelques éclairs comiques, soutenus par les numéros loufoques des acteurs (Isabelle Huppert, Sandrine Kiberlain, François Damiens). Mais il mène surtout à un grand écart permanent, et lassant, sur tous les points. Entre le carton-pâte et la sophistication, les clins d’œil comiques faciles et les gags au douzième degré, les velléités sociologiques et les embardées grotesques, la réflexion théorique à nu et le canevas de boulevard.

En toute fin de soirée, après le feu d’artifice donné au-dessus de l’eau, c’est un documentaire de la Quinzaine que j’ai rattrapé. L’escale suit un an durant la survie d’un groupe de migrants iraniens coincés à Athènes, dans l’attente d’un moyen de poursuivre leur route en Europe. Le film a ceci de particulier que son réalisateur, Kaveh Bakhtiari, l’a tourné car son cousin appartenait au groupe. Ce lien lui a permis de pénétrer l’intimité de la « pension » pirate où les migrants se terrent, c’est donc un atout ; mais à double tranchant. Émigré en Suisse depuis ses huit ans et ayant évidemment des papiers en règle, Bakhtiari reste fondamentalement étranger au groupe des clandestins. Il ne peut faire tout à fait corps avec eux, leur abattement, leurs épreuves (aucune sorte d’activité illégale ne trouve le chemin de l’écran). Cela ferait un sujet de fiction de poids, mais bride le documentaire en y insérant un angle mort. Ainsi neutralisé, jusque dans sa forme (caméra au poing et plans volés, comme attendu), L’escale est entièrement tributaire des événements extérieurs pour obtenir les scènes fortes qu’il ne peut engendrer. Il y en a, en quantité loin d’être ridicule, dans l’angoisse (la panique à la moindre apparition d’un policier dans la rue, les tentatives désespérées de franchir le grillage du port) et le répit (une rencontre amicale avec un grec et sa petite fille, un beau moment presque onirique quand les sans-papiers s’émerveillent silencieusement sur le passeport valide du réalisateur).

Les limites de L’escale, œuvre honnête mais sans cinéma, sont soulignées par un autre documentaire, vu juste avant et toujours aux Arcades. Consacré à d’autres « sans », les sans-abri, Au bord du monde m’a réconcilié avec l’ACID après le mauvais coup de la veille. La méthode de Claus Drexel, le réalisateur, est de prime abord la même que celle à l’œuvre dans L’escale : l’accompagnement sur le long terme, et un regard à hauteur d’homme. Mais il y a d’un film à l’autre une différence de taille, qui tient au dispositif de mise en scène décidé par Drexel. Il pose sa caméra au sol, cadrant ses interlocuteurs précisément au centre de l’écran, ce qui provoque en définitive un léger effet de contre-plongée (quand l’écran est au-dessus des sièges). Les plans fixes, les cadrages réfléchis, la lumière soignée profitant de la beauté du numérique nocturne sont autant de choses affirmant que Drexel fait du cinéma, et assume pleinement sa situation d’outsider, d’étranger au monde des clochards parisiens. Il redresse ceux-ci par sa réalisation, et s’efface devant eux dans le discours, qu’il leur laisse mener quoi qu’il arrive. Ils peuvent parler bien ou mal, d’eux ou du monde, être cohérents ou malades, rester muets même ; Au bord du monde garde sa position neutre, sans laisser percer la moindre analyse ou pitié. Les êtres se rapprochent de nous, et l’impact du film grandit, par le seul effet du temps qui passe et des saisons qui changent jusqu’à la pluie et la neige de l’hiver. Drexel accomplit un travail documentaire d’exception. On sent que lui-même s’est senti progressivement de plus en plus familier de ces parisiens invisibles. Ses questions se font plus assurées, et en toute fin de métrage (le moment idéal) il ose pousser l’affirmation de la mise en scène un cran plus loin encore. L’épilogue délaisse les mots pour ne s’exprimer que par les images, qui transforment la capitale en une cité post-apocalyptique. Les visions terminales d’Au bord du monde, dans les renfoncements du tunnel sous l’Arc de Triomphe, comptent parmi les plus sidérantes du festival.

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