• The place beyond the pines, de Derek Cianfrance (USA, 2012)

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Où ?

Au Majestic Bastille

Quand ?

Jeudi soir, à 21h30

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Même joueur joue encore. Derrière leurs façades bien différentes, il est étonnant de voir à quel point les deux derniers longs-métrages de Derek Cianfrance, The place beyond the pines et Blue Valentine, travaillent la même matière thématique très précise. Et, malheureusement, de voir également comment Cianfrance bute dans les deux cas sur les mêmes limites, qui empêchent ses films d’être tout à fait à la hauteur de ses ambitions. Le sujet qui occupe son esprit et anime visiblement sa pratique artistique est le temps qui passe, mais qui ne peut empêcher les fantômes du passé de nous hanter inlassablement. À l’amour succède ici la famille comme vecteur de cette malédiction. Plus téméraire que dans Blue Valentine, où il l’était déjà sérieusement, Cianfrance a échafaudé pour The place beyond the pines une structure en trois actes connectés mais autonomes. De l’un à l’autre la quasi-totalité des personnages est renouvelée, à commencer par le protagoniste central : tour à tour un braqueur de banque, un flic, et leurs fils respectifs quinze ans plus tard.

La première partie est superbe. Cianfrance narre en un peu moins d’une heure la trajectoire dramatique de Luke, un perdant sur tous les plans de l’existence. Sans éducation et ayant pour seul don son aplomb lorsqu’il s’agit de rouler à plein gaz à moto en toutes circonstances, il se contente d’un statut de bête de foire jusqu’au jour où il apprend avoir fait un enfant à un coup d’un soir un an plus tôt. Il se met en tête que ce fils inespéré donne un sens à sa vie, et s’obstine à poursuivre ce rêve en dépit de l’évidence qu’il survient trop tard. Tant qu’il marche dans les pas de Luke, The place beyond the pines nous happe et nous secoue car il trouve un équilibre idéal. Un puissant souffle tragique porte le destin du personnage, sans qu’il ne soit question de nous rendre ce dernier ainsi que son environnement plus convenables, plus proches de nous. Cianfrance ne franchit à aucun moment cette ligne jaune, contrairement à nombre de films indépendants américains qui viennent filmer les poches locales de détresse comme on va au zoo, et sont incapables de se défaire de toute velléité de séduction du public. Ici la sauvagerie et l’inadaptation sociale de Luke sont présentées sans être altérées. Elles forment la colonne vertébrale d’une histoire cinglante et suffocante, une spirale amère où en tentant de prendre de vitesse un destin funeste on ne fait qu’en précipiter la venue.

Ryan Gosling est l’interprète qu’il faut pour Luke, par son talent et sa conception masochiste de sa carrière de comédien (mettre en échec sa belle gueule en la prêtant à des personnages à qui la vie ne réserve rien de bon). Celle-ci recoupe parfaitement l’ambition de Cianfrance de rendre le personnage émouvant sans être charmant, charismatique mais distant. Alors quand Bradley Cooper arrive pour prendre la relève, la chute est rapide et assez rude. La faute en incombe pour partie seulement à son jeu d’acteur lisse et ordinaire. Le changement de cap décidé par le cinéaste une fois le récit basculé dans cette nouvelle phase est à mettre en cause de manière plus nette. Cianfrance ne se contente plus de suivre une histoire ; il la compose en fonction du point d’arrivée très précis qu’il souhaite atteindre. Contrairement à Luke qui était moteur de son destin, les personnages qui viennent à sa suite sont de simples rouages, sans latitude, d’un plan préétabli par leur auteur. Similairement, The place beyond the pines se vide de tout enjeu autre que la démonstration de la thèse de Cianfrance énoncée en ouverture de cette critique. Il en découle que le passage éclair de Luke pèse durablement sur d’autres vies que la sienne, ce qui est une très belle idée ; mais aussi sur les parties du film qui leur sont consacrées, ce qui s’avère par contre gênant.

L’intrigue policière tissée autour du personnage de Cooper ne décolle ainsi jamais, percluse de clichés du genre qui se rajoutent à son statut ingrat de passerelle entre le premier acte et le troisième. Ce dernier est lui-même empêché dans son essor, malgré des atouts évidents : Cianfrance se tire remarquablement du saut en avant dans le temps, et du passage d’une ambiance de polar à une autre, de teen movie. Pendant un temps The place beyond the pines semble réellement se réinventer devant nos yeux, galvanisé par cette mue autant que par l’intensité d’un deuxième acteur brillant, Dean DeWitt (découvert l’an dernier dans Chronicle). Mais le dogmatisme du réalisateur vis-à-vis de son sujet est trop enraciné pour être durablement bousculé. Les mâchoires du drame imposé se referment sèchement sur les personnages, brisant net toute possibilité pour eux de vivre un drame libre comme l’était celui de Luke, plus imprévu, plus personnel, plus viscéral. Le film laisse un goût d’inachevé pour eux, pour nous, pour Derek Cianfrance qui confirme ici à la fois son potentiel (un savoir-faire et des intentions de haute tenue) et ce qui nuit à son expression accomplie.

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