• The immigrant, de James Gray (USA, 2013)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Jeudi soir à 20h, avant Les rencontres d’après minuit

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

J’ai énormément aimé The immigrant, mais par à-coups seulement et non en bloc, comme j’aurais beaucoup aimé le faire. Peut-être cela viendra-t-il dans un second temps comme ce fut le cas pour Two lovers, le film précédent du si précieux James Gray. Précieux, parce qu’il s’approche comme peu d’autres cinéastes d’un état de grâce dans sa réalisation. De ses cinq longs-métrages à ce jour, The immigrant est celui où cette perfection s’exprime avec le plus d’éclat – entre autres car il s’agit du premier à embrasser le genre de la reconstitution historique, lequel se prête à merveille à l’opulence esthétique. The immigrant prend place en 1921, sur les traces du Parrain 2 (Gray avait déjà copieusement emprunté à la saga de Coppola pour The yards), à Ellis Island puis dans le Lower East Side de New York. Les premiers pas dans ces lieux laissent un fort sentiment de déjà-vu, qui n’écrase toutefois pas le film, pas plus que ne réussiront à le faire les autres influences manifestes du cinéaste – Fellini, le Meurtre d’un bookmaker chinois de Cassavetes. Gray a suffisamment de talent pour vivre de ces références, et non mourir étouffé sous elles. Le handicap qui empêche The immigrant de donner la pleine mesure de son potentiel se niche ailleurs : dans le scénario du film.

Étrangement souffreteux, celui-ci a besoin de rustines plus ou moins grossières toutes les vingt minutes environ pour continuer à aller de l’avant. À force The immigrant finit par apparaître dépourvu d’horizon narratif, et uniquement doté d’un point de départ (Ewa – Marion Cotillard veut faire sortir sa sœur de la zone de quarantaine d’Ellis Island, Bruno – Joaquin Phoenix est amoureux d’elle sans parvenir à faire correspondre ses actes à ses intentions). Lequel point de départ est sans cesse réactivé par Gray, à défaut de parvenir à développer les enjeux de ces deux personnages principaux et la présence des seconds rôles qui les entourent. Ces coups de défibrillateur successifs produisent invariablement le même résultat : une poignée de scènes splendides, mais qui ne peuvent empêcher le récit de tomber trop vite à nouveau à court d’inspiration. Le personnage d’Orlando (Jeremy Renner), qui provoquera une rivalité sentimentale aussi éphémère qu’intense, cristallise cette infirmité, ne serait-ce que par l’artificialité de son entrée comme de son retrait du film. Tout dans son écriture concourt à le rendre problématique, car c’est le symptôme d’un gros problème de fond que d’avoir besoin d’un personnage aussi factice comme béquille d’un script.

Même affaibli par ce mal qui le ronge, The immigrant reste un superbe modèle de cinéma sur à peu près tous les autres plans. C’est en quelque sorte un génie tuberculeux, qui présente quantité de merveilles dans son contenu comme en surface. La flamme mélodramatique que Gray a toujours su entretenir avec élégance depuis The yards brûle ici d’une force prodigieuse. Très peu de cinéastes contemporains savent exprimer comme lui comment il est complexe d’aimer ou d’être aimé de quelqu’un ; de résoudre au quotidien la quadrature du cercle entre ses propres sentiments, ceux de l’autre, et le contexte matériel qui vous entoure et que l’amour ne fait pas évoluer d’un pouce. Dans le cas d’Ewa et Bruno, cette condition de misère des immigrants est traitée avec un infini doigté par le cinéaste. Il parvient à maintenir un équilibre quasi miraculeux entre les questions du trivial et du spirituel, la survie des corps et celle des âmes. De la même manière, de son observation du groupe formé par Bruno et ses « gagneuses » émerge une vision de la prostitution qui évite clichés grossiers et positions simplistes, et ouvre la voie à une sensibilité féministe à la fois touchante et convaincante.

Sur la forme, The immigrant flatte la rétine deux heures durant sans discontinuer. L’excellence de la composition des images, de chaque image, confère à la mise en scène une qualité picturale digne d’une exposition de tableaux de maîtres classiques, extraordinairement dense et variée. La structuration des plans, la virtuosité de la lumière ciselée par Darius Khondji, la subtilité avec laquelle Gray dirige ses comédiens (en premier lieu Marion Cotillard évidemment, que la caméra du réalisateur magnifie en mettant en évidence sa beauté tout en révélant des dimensions inconnues de son jeu) font que chaque scène prise indépendamment est bouleversante, y compris les plus éculées – la première passe d’Ewa – et les plus risquées – la confession à l’église. Mais cette somme d’éclats, tous tellement plus brillants que le gros des troupes qui rallient nos écrans, ne s’agrège jamais en un ensemble harmonieux, homogène, qui existe et émeut sur la durée. C’est le grand drame de ce grand film inabouti.

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