• Spanglish, de James L. Brooks (USA, 2004)

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Où ?

A la maison

Quand ?

Mercredi soir

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Spanglish est un film étrange, qui va à rebours des commandements narratifs en vigueur à Hollywood tout en en arborant la plastique interchangeable d’un film américain lambda à l’autre, produit du nivellement par le bas dû au poids grandissant de la télévision. Ça ne vous rappelle personne ? Judd Apatow bien sûr, et l’on comprend d’ailleurs à voir Spanglish pourquoi il cite Brooks parmi ses modèles. C’est dans ses pas qu’il marche lorsqu’il décortique dans ses derniers films1, sans accorder le moindre intérêt à la forme, l’american way of life via son versant californien.

Tous les éléments de cette allure standardisée sont plaqués à l’écran dès les premières secondes de Spanglish : lumière plate, plans anonymes, musique sirupeuse et voix-off qui nous prend par la main comme des enfants non autonomes. Sauf que la voix-off en question nous mène à la combinaison d’un sujet et d’une héroïne, parmi les moins à même d’intégrer la liste standard de ce qui est admissible dans un film grand public (statut que possède Spanglish par le nom de son réalisateur et de ses acteurs stars, Adam Sandler et Téa Leoni) – l’immigration clandestine, du Mexique vers la Californie, vue du point de vue des migrants et non des locaux. C’est elle, Flor/Paz Vega, qui est à la manœuvre et préside au parcours de tous, personnages et public, le temps du film. La décision de la faire parler dans sa langue maternelle et uniquement celle-ci, qui se trouve donc mise sur un pied d’égalité avec l’anglais (car il n’y a pas non plus de sous-titres pour la diluer), est un signe fort du bousculement des conventions dominantes et de la classe dominante effectué par le film… une grosse heure durant.

Un laps de temps qui suffit tout de même pour sérieusement égratigner la dite classe dominante, par le biais de la famille « témoin » qui la représente ici. Les traits qui caractérisent ses membres et devraient être source de consécration et de félicité ouvrent en fait sous leurs pieds des abîmes de doute et d’angoisse. Lui, John, est un chef brillant et adulé et elle, Deborah, son épouse au foyer aux journées totalement libres. Le couple qu’ils forment n’a aucun souci concret : d’argent, de travail, de santé. Leur réussite est totale sur tous les plans, et tout ce qui est attendu d’eux est de profiter de cette existence prospère. C’est précisément là que le bât blesse, et que Brooks gratte pour exhumer ce qui ne tourne pas rond – une inaptitude au bonheur, une insatisfaction métastasée qui les empêche de savourer quoi que ce soit, du sexe aux succès professionnels, des loisirs aux enfants. Leur comportement anxieux, irrésolu sur ces questions occasionne l’essentiel des rires provoqués par le film. Il ne s’agit pas de rires francs dus au talent comique du duo Sandler-Leoni, mais de rires grinçants, au dépend de leurs personnages (et les deux acteurs font d’ailleurs preuve d’une véritable témérité de jouer des rôles si ingrats) : un orgasme impulsif et pas du tout assumé de Deborah, sa remarque terrible quand elle découvre la fille magnifique de Flor alors que ses enfants à elle sont average (« you’d make a fortune in surrogate pregnancy »), un retour à la maison tardif et complètement soûl de John, où il se dévoile sous un angle tout à fait pathétique.

Les riches américains sont donc tétanisés de l’intérieur, en grande partie à cause de leur tendance à l’introspection permanente et nocive ; et les mexicains modestes sont entravés de l’extérieur, par le plafond de verre qui leur interdit d’atteindre une réussite sociale et matérielle comparable. Cette opposition entre deux groupes figés est à l’origine du blocage narratif, lucide, de Spanglish : aucune fiction, à visée comique ou dramatique, ne peut bourgeonner véritablement. Ce qui se développe à l’écran est un portrait de société, captivant bien que sans cesse sur la corde raide – un nombre substantiel de scènes semble à deux doigts d’achopper, soit en raison de leur aspect formel peu convaincant, soit car les chemins de traverse qu’elles empruntent les rapprochent de ces voies rapides hollywoodiennes formatées et médiocres. Un peu plus d’une heure durant, donc, Brooks sait s’arrêter à temps avant de les emprunter. Et ébauche plutôt, sur le tas, une autre proposition de récit, de chronique en dehors des clous. Il ne tient malheureusement pas la distance (ce que son « disciple » Apatow réussira dans Funny people) et s’en remet dans le dernier tiers de son film à des techniques plus impersonnelles.

Sans craquer tout à fait, Brooks se montre alors plus conciliant avec les desiderata mainstream. Flor apprend l’anglais et parle dans cette langue avec ses employeurs – mais l’espagnol prime toujours dans ses échanges avec sa fille, ouf. Plus loin, une esquisse de romance / conte de fée est hasardée mais condamnée avant d’avoir pu se matérialiser, même de la plus sommaire des manières – re-ouf. Enfin, la concession la plus tardive, en même temps que la plus gênante, est la tentative de réponse que Brooks se sent obligé d’apporter aux questions profondes qu’il soulève. Plutôt que de conserver une posture courageuse et de faire crânement face au vide de l’incertitude, il rejoint les rangs de ceux qui considèrent la cellule familiale traditionnelle comme le rempart unique et efficace à cette vulnérabilité. Pas à la hauteur des promesses préalables de Spanglish, la bifurcation est au mieux malhabile, au pire réactionnaire. Il faudrait être dans la tête de James L. Brooks pour trancher avec assurance.

1 En cloque, mode d’emploi et Funny people, qui datent d’après Spanglish alors que 40 ans toujours puceau, plus comique et moins sociologique, lui est antérieur

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