• Requiem for a dream, de Darren Aronofsky (USA, 2000)

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Où ?

A la maison, en DVD zone 2

Quand ?

Mercredi soir

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Requiem for a dream est un film dont il est impossible d’apprécier le visionnage. En cela il constitue une adaptation fidèle de l’œuvre de Hubert Selby Jr dont il est tiré, les romans de cet auteur étant d’inhumaines descentes aux enfers dont on n’atteint pas la dernière page indemne. L’écrivain a lui-même coécrit avec Darren Aronofsky le scénario, qui reprend les quatre personnages du livre vivant théoriquement à Brooklyn, et en réalité dans la prison de leurs addictions respectives. Pour les trois jeunes (Harry, son meilleur ami Tyrone et sa copine Marianne), l’héroïne ; et pour la mère veuve de Harry, Sara, la télévision grâce à laquelle elle trompe sa solitude, puis en plus de cela les pilules coupe-faim à base d’amphétamines qu’elle prend pour perdre du poids. Requiem for a dream les suit sur trois saisons – euphorie éphémère et illusoire de l’été, révélation que cet état reposait sur du vent à l’automne, chute sans retour dans la ruine et la souffrance au plus dur de l’hiver.

Il n’y a pas de printemps au programme de ce récit, qui est bel et bien un requiem puisque seul l’abyme du néant est au bout du chemin. Le « rêve » qui complète le titre est un dérisoire pansement sur un membre gangréné ; c’est l’espoir chimérique que l’on convoque alors qu’en réalité tout a déjà été perdu, et dont la démesure est inversement proportionnelle à l’affliction que l’on subit. Harry et Tyrone se rêvent en grands caïds du trafic de drogue, Marianne en créatrice de mode à succès, et Sara s’imagine un glorieux passage à la télévision où elle serait adulée par le public de l’émission. Quand le film commence, il est en fait déjà trop tard pour eux tous. Ce que l’on suit une heure trente durant est la phase terminale de leur agonie, qui s’achève en un point encore pire que la mort – la survie physique de corps renfermant des âmes détruites et abandonnées. L’homogénéité de l’accompagnement musical du film, qui repose ouvertement sur les mêmes thèmes du début à la fin en variant simplement leur dureté et leur stridence, est la marque la plus nette de cette sentence inéluctable et entérinée d’entrée. On peut même aller encore plus loin : l’évidence avec laquelle la partition de Cliff Mansell se synchronise avec les électrochocs qui concluent l’un des quatre requiem prouve que la bande-son avait un temps d’avance sur nous en sachant précisément, dès le départ, où tout cela allait mener.

D’un point de vue artistique, cette musique écrite par Mansell et jouée par le Kronos Quartet est l’une des plus fascinantes bandes-originales de l’histoire du cinéma. C’est un terrible cri de désespoir, l’expression d’une énergie vitale encore présente mais mutilée, laminée par le sort. Par elle passent toutes les émotions et douleurs éprouvées par les personnages et que le langage, qu’il soit oral ou corporel, est incapable de rapporter entièrement. Cette bande-son est l’un des trois piliers magistraux sur lesquels Aronofsky fonde son film, pour faire de celui-ci l’égal cinématographique du livre de Selby Jr. Les deux autres sont plus directement le fait du réalisateur. Il y a, évidemment, la mise en scène ouvertement tapageuse, agressive, intenable à l’image du style littéraire de Selby Jr. A coups de manipulations des focales, des teintes, des vitesses d’enregistrement, du grain, de la structuration du cadre (liste non exhaustive), Aronofsky conçoit une représentation du monde terrorisante car dénuée de stabilité. Un plan du film répondant aux mêmes règles que le précédent constitue une exception, rarissime. Le point remarquable est que le cinéaste ne s’en est pas tenu à l’évidence de ne mettre en scène que les effets primaires des drogues (hallucinations, alternance de phases euphoriques et hébétées) ; il a étendu son action aux effets secondaires, autrement plus vastes et plus délicats à traiter visuellement. A grande échelle, l’addiction de chacun des personnages transforme leur vie en prison, comme je l’ai dit plus haut. La mise en scène reprend à son compte ce point, tel quel : nous sommes face à une réalisation-« cage », qui exprime la réclusion des personnages aussi nettement que la musique hurle leur désir de délivrance. Les split-screens qui les isolent les uns des autres, les plans de face, et surtout l’usage de la Snory Cam (une caméra harnachée au corps de l’acteur, qui prend celui-ci comme centre fixe de son attention autour duquel tourne le reste du monde ; et qui suit donc chacun de ses mouvements sans moyen d’y échapper) sont les signes les plus marqués de cet encellulement auquel il est impossible de se soustraire.

Le troisième et dernier pilier de Requiem for a dream, le montage, est le plus éblouissant. Dans ce domaine, le film est tout à la fois une expérience limite et une démonstration de force difficilement surpassable. Aronofsky travaille les ressources du montage à leur extrême : répétition des plans (l’enchaînement toujours identique des gestes lors de l’ingestion d’une drogue, ce « montage hip-hop » tel que le cinéaste le nomme dans son passionnant commentaire audio), parallélisation permanente des récits, saturation de notre faculté d’interprétation d’une image (la furie terminale et ses plans quasi subliminaux)… Requiem from a dream comprend plus de deux mille plans, chiffre pharamineux pour un film d’une heure trente mais tout à fait justifié. Aronofsky parcourt de la sorte tout le spectre des possibles, de l’ellipse violente à la coupe heurtée, et rend la substance de son film terriblement élastique. Par ce biais aussi, le sol de l’existence d’une réalité affirmée, de nos certitudes en la matière, se dérobe sous nos pieds. Devant Requiem for a dream, nous sommes incroyablement vulnérables. Aussi impuissants et écrasés que Sara, Harry, Tyrone et Marianne. L’impact phénoménal que ce film parvient à produire fait souhaiter qu’Aronofsky ne gaspille pas trop de son temps et de son talent dans des projets « faciles » comme son récent Black swan. Il est capable de tellement mieux, car il fait partie de cette classe très rare de cinéastes pouvant filmer le quart-monde made in America (cf. aussi The wrestler) sans donner le sentiment d’être au zoo, et sans non plus embellir artificiellement et mensongèrement leur quotidien. Requiem for a dream nous fait véritablement ressentir la misère, à tous points de vue, de ces indigents – retraités solitaires, drogués, invalides… – qui coulent à l’écart des regards des classes moyennes et supérieures. C’est cela, au bout du compte, qui en fait une œuvre majeure.

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