• We need to talk about Kevin, de Lynne Ramsay (Angleterre, 2011)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Dimanche soir, à 22h30

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Cette critique est biaisée. J’ai lu le roman de Lionel Shriver dont est tiré le film et ai été fortement marqué par cette lecture. Il a donc été très difficile pour moi de faire abstraction de cette connaissance et de juger le long-métrage de Lynne Ramsay comme une œuvre à part entière, et non comme une adaptation sans cesse ramenée au matériau qui lui a donné naissance. Je pense essentiellement du mal de cette adaptation, mais je ne saurai jamais ce que j’aurais pu penser du film en soi, vu de manière vierge. J’ai cependant envie de croire que les torts sont partagés, toutes les tentatives de la réalisatrice et scénariste pour se distinguer du roman et tracer son propre sillon échouant à être à la hauteur.

We need to talk about Kevin me laisse avec l’impression que Ramsay a vu dans le livre un coup de force littéraire plus qu’un drame humain vertigineux. La narration de Shriver est effectivement très stylisée, avec son choix d’une forme exclusivement épistolaire (des lettres rédigées par l’héroïne Eva, la mère de Kevin, à son époux Franklin), donc fragmentaire et subjective dans son récit des événements successifs. Mais cette stylisation trouve un sens dans l’usage qui en est fait par l’auteur. La délivrance au compte-gouttes, et parfois à retardement, d’informations clés, le panachage entre le présent et le passé, le point de vue exclusif d’Eva ne sont pas là pour épater la galerie mais pour aider à creuser jusqu’à atteindre l’os des questions tout à fait dérangeantes : les formes limites que peut prendre l’amour filial ; et ce qui fait qu’avoir un enfant qui est objectivement vous en plus abouti peut devenir quelqu’un de pire et non de meilleur. Eva est une femme très indépendante et très intelligente, volontiers misanthrope qui méprise ses concitoyens et la culture dominante qu’ils se sont choisie. Kevin est sa version 2.0, qui ne fait que mettre en pratique les théories d’Eva. Sa radicalité et sa pureté le mènent logiquement à substituer aux paroles acerbes de sa mère des actions violentes. Dans le film, et malgré un casting intelligent qui rend visuelle la connexion entre la mère (Tilda Swinton) et le fils (Ezra Miller), ce fond thématique puissant sur la lignée familiale et la société passe à l’as. A moins qu’il ne soit du ressort du spectateur de le reconstituer, à partir des miettes isolées de dialogues laissées ici et là dans la bouche de personnages déconnectés de tout contexte (l’école, le travail, les origines). La tâche semble tout de même assez irréalisable.

Cet émiettement est la conséquence du défaut numéro un dans les adaptations de livres au cinéma, qui frappe We need to talk about Kevin comme tant d’autres avant lui : le picorement de bouts de séquences ça et là au fil des pages du roman, au lieu de trancher dans le vif au service d’une vision nette de ce que l’on souhaite raconter. Le résultat est immanquablement un enchaînement de moments d’où il n’émerge plus de sens transcendant la somme des parties. Sans se soucier du fond, Ramsay n’a fait que remplacer le dispositif littéraire par son propre dispositif cinématographique au détail près que le sien sonne creux. Les flashbacks mentaux qui prennent la place des courriers procèdent selon un mode opératoire vite pesant : un stimulus visuel ou auditif déclenche chez Eva le souvenir d’une scène du passé. La tentative périlleuse de se passer de voix-off, pour une histoire entièrement fondée sur les souvenirs, les émotions et les analyses d’une personne, se solde par un échec. Ramsay fait du sous-Gaspar Noé maladroit et tout sauf convaincant pour nous faire entrer dans la tête d’Eva exclusivement par les sens et non par l’intellect. La même insuffisance se retrouve dans ses choix musicaux, tape-à-l’œil (si l’on peut dire) mais trop peu nombreux pour être à la hauteur. Se battent en duel deux airs de pop enjouée – attention décalage – et un refrain de quelques notes de shamisen, le luth japonais à la sonorité sèche, métallique – attention menace relevée d’une pincée d’exotisme – si surexploités les uns et les autres dans le film que l’on finit par sentir à l’avance quand ils vont survenir.

Mais le plus gros problème de We need to talk about Kevin (toujours par rapport au livre) réside dans son traitement de la violence. Les exactions de Kevin sont d’une horreur organique, qui met un point d’honneur à percer férocement et durablement la chair de ses victimes ; chose d’autant plus marquante que Kevin est en toute autre chose réfractaire au contact avec autrui. Cette dualité le rend terrifiant, et Ramsey tourne le dos à cette part majeure de la psychologie du personnage en aseptisant ses forfaits par un recours extensif au hors champ, à l’ellipse, tout ce qui peut créer de la suggestion et non de l’exhibition crue. Dans cette ambiance vaporeuse, où de l’acide versé dans un œil, un carnage à l’arbalète dans le gymnase du lycée sont abordés du bout des doigts en détournant le regard, Kevin fait beaucoup moins peur. On en viendrait presque à soupçonner une forme d’autocensure pour échapper à une classification trop rude. Mais si c’est pour faire du cinéma qui achoppe sur le cœur d’une histoire parce qu’il n’en a pas le droit ou le courage, autant laisser cette histoire dans le milieu où elle s’était épanouie au départ, la littérature.

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