• The girlfriend experience, de Steven Soderbergh (USA, 2009)

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Où ?

Au MK2 Beaubourg

 

Quand ?

Mercredi après-midi, le jour de la sortie, quelques heures avant de prendre le train pour Florence

 

Avec qui ?

Ma femme

 

Et alors ?

 

Peut-on profiter d’un système sans s’y impliquer réellement ? Telle est la question qui intéresse Steven Soderbergh dans son nouveau film, quelques mois à peine après sa monumentale et
pléthorique fresque consacrée à Che Guevara. The girlfriend experience est l’exact opposé de ce
dernier, en termes de rapport à l’espace et au temps. Che se dilatait sur deux périodes de plusieurs mois, faites de longues marches dans la jungle et espacées de dix ans et de
plusieurs milliers de kilomètres. The girlfriend experience se rapproche le plus possible de la version cinématographique d’un instantané, capté en une poignée de jours d’octobre
2008, dans un espace très restreint – quelques pâtés de maison parmi les plus riches et les plus branchés de Manhattan. (A la fin du récit, l’éloignement, même temporaire, accepté par les deux
personnages principaux vis-à-vis de ce lieu sera d’ailleurs symboliquement fatal à leur couple.)

Au moment choisi par Soderbergh pour situer son film, New York est un emplacement tout sauf neutre. Il s’agit avec Londres de l’un des deux noyaux du système capitaliste ultra libéral, carnassier
et ayant échappé à tout contrôle, qui a mené à la baguette la destinée des trois dernières décennies et est en train de s’effondrer dans le tumulte que l’on sait – même si, aux dernières
nouvelles, la bête a encore des restes suffisants pour chercher à poursuivre son règne. Cependant, si ce règne devait se prolonger, l’euphorie passée laisserait la place à une désillusion
générale. C’est en substance la leçon de l’histoire de The girlfriend experience, qui est celle de Christine et son petit ami Chris. Du système néolibéral actuel, qui est
finalement l’ultime évolution en date de l’idéologie honnie et combattue par le Che, Christine et Chris sont des sympathisants passifs. Ni traders, ni gérants de fonds d’épargne
« agressive », ni consultants démanteleurs d’entreprises pour en tirer un profit immédiat, ils ne participent pas de manière directe à la marche en avant du capitalisme financier ; mais
l’intégralité de leurs revenus en sont les fruits directs. Lui est coach personnel dans une salle de sport, elle est escort-girl, ce qui signifie que tous deux facturent des centaines voire des
milliers de dollars l’heure pour leurs services d’ordre privé, que seuls les susmentionnés traders, gérants de fonds et consultants peuvent dès lors se payer.

La décision de Soderbergh de faire de son héroïne une escort-girl (une prostituée de luxe qui accompagne également ses clients au restaurant, au cinéma : la « girlfriend
experience »
du titre) tient plus à l’expression extrême du capitalisme que ce métier représente – sommes d’argent en jeu, exploitation de soi-même comme source de revenus – qu’à un
attrait voyeuriste et racoleur facile. De même, le choix de la star du X Sasha Grey plutôt que d’une actrice « classique » pour interpréter ce rôle n’a rien d’un coup promotionnel ; en
plus de sa crédibilité immédiate dans la peau d’un tel personnage, puisqu’elle-même travaille dans le business du sexe, Grey a à offrir – sans jeu de mots – sa virginité dans le cinéma
traditionnel. Ainsi, The girlfriend experience ne se trouve pas parasité par la curiosité de voir une actrice reconnue se confronter à un rôle provoc, à caractère explicitement
sexuel. Et le film peut se concentrer, nous concentrer sur le cœur de son sujet : le théâtre d’apparences et de faux-semblants qu’est devenue notre société sous l’effet de la marchandisation de
tout, individus et sentiments compris.

Christine et Chris font activement leur part du travail dans les coulisses de ce théâtre, en vendant tous les deux du superficiel, de quoi générer respect, envie et intérêt au premier regard :
une petite amie de rêve, un corps de rêve. Ils sont décrits comme des exécutants tout à fait à l’aise dans leur milieu d’activité, dont ils maîtrisent les règles ainsi que les ficelles permettant
d’améliorer son statut – mise en concurrence des employeurs potentiels, auto-marketing via Internet. Un exemple tragique valant mieux que de longs discours démonstratifs, Soderbergh provoque le
déraillement de la confortable routine de son couple de héros et s’en sert comme révélateur des dysfonctionnements de notre monde moderne. Pour le cinéaste, la neutralité affichée par Christine
et Chris vis-à-vis de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font n’est qu’un faux-semblant de plus, un voile voué à se déchirer un jour. Il ne peut y avoir de rouages du système restant moralement en
retrait, posture que ces deux-là souhaiteraient conserver ; seuls deux camps fortement typés et antagonistes existent, ceux qui croient encore en des émotions sincères, et ceux qui abusent de
cette croyance qu’ils assimilent à une faiblesse. Les victimes et les exploiteurs.

Le couple formé par Christine et Chris sera justement mis à mal lorsqu’ils découvriront appartenir chacun à un camp. Christine se rangera du côté du premier groupe, celui des
« sentimentaux », quand elle accepte le coup de foudre qu’elle ressent pour un de ses clients. Elle y perdra énormément. Cette annonce faite par sa petite amie jettera Chris dans les
bras de l’autre catégorie, celle des requins, en le faisant accepter par pur désir de représailles un week-end cliché entre mecs à Las Vegas, avec casinos, prostituées et drogue au programme, en
compagnie de traders faisant partie de ses clients à la salle de gym. Au début du récit, Christine et Chris étaient des individus, qui ambitionnaient de réfléchir et de se positionner par
eux-mêmes sur l’échiquier new-yorkais ; cette posture de franc-tireur, cette volonté d’indépendance sont tout ce que déteste le capitalisme financier, avide de standardisation et de contrôle des
désirs de chacun. Christine et Chris ne pouvaient donc qu’être piétinés, reformatés, pour être disposés dans un des groupes pré-existants, aux aspirations clairement délimitées et prévisibles.
Très intimiste, succincte au possible, et fortement stylisée (voir plus bas), l’histoire de The girlfriend experience est un poème des dernières heures de l’illusion néolibérale.

En plus de proposer une remarquable étude de cas politique et sociale, The girlfriend experience se démarque en effet par la pertinence de sa mise en scène. Soderbergh ne s’y
réinvente pas particulièrement : les techniques qu’il utilise, du montage éclaté temporellement à la réalisation impressionniste (cadrages désaxés, caméra placée loin des personnages, mise au
point imprévisible), font partie de sa grammaire cinématographique depuis longtemps. Mais ici, à la différence de ses précédents longs-métrages « d’auteur » (Full
frontal
, Bubble…), cet ensemble de choix visuels se voient associés à un parti-pris de récit avec lequel ils partagent une absolue cohérence. Soderbergh cherche – et
parvient avec une étonnante réussite – à capter l’essence de ces quelques jours d’octobre 2008 comme s’il s’agissait d’une réminiscence, d’un souvenir enregistré dans sa mémoire et qu’il fait
ressurgir sous sa forme brute, sans traitement visant à en lisser la forme pour la rendre plus linéaire, plus construite. Le mouvement permanent de va-et-vient du film dans le temps, les
séquences découpées en bribes disséminées au fil du récit, la caméra qui semble ne jamais réussir à se fixer à une distance de prédilection par rapport à l’action, l’intégration d’éléments
concrets et vivaces (la performance d’un musicien de rue, les débats politiques du duel Obama – McCain) sont autant de choses qui aident à créer l’impression voulue par le cinéaste pour son film,
impression que peu de réalisateurs matérialisent sur l’écran avec tant de force : celle d’un rêve. Ou plutôt, dans le cas présent, d’un cauchemar.

3 réponses à “The girlfriend experience, de Steven Soderbergh (USA, 2009)”

  1. D&D dit :

    Bonjour,
    Simplement vous dire qu’il n’y a pas très longtemps que j’ai découvert votre blog, et c’est un sacré plaisir.
    Je ne partageais pas votre enthousiasme à l’issue d’une première vision de TGE, mais votre billet me donne des remords :-) C’est le texte le plus intéressant que j’ai pu lire sur ce film, et je reconnais largement la proposition de Soderbergh dans vos propos. Je me sens plus réservé sur la réussite de la mise en scène et du montage, malgré une belle fluidité. Mais, c’est décidé, je le reverrai, ce que je n’avais pas d’abord cru.

  2. [...] Le montage éclaté et la réalisation éthérée du cinéaste ont leurs jumeaux dans son récent Girlfriend experience ; Kelvin ouvre pour l’acteur une longue liste de personnages torturés, ambivalents et mutiques, [...]

  3. <a href="http://cine-partout-tout dit :

    Merci !

    Un commentaire comme celui-ci me fait très plaisir, car c’est en partie pour provoquer de telles réflexions que je m’épanche à longueur de pages sur les films que je voie.

    Concernant la mise en scène de Soderbergh, c’est un style très particulier qui moi-même ne me plait pas à chaque fois. Mais là, la cohérence trouvée avec le sujet du film donne à ce style un
    attrait supplémentaire.